Depuis le 3 janvier, la Cinémathèque Française propose une rétrospective des films de Benoît Jacquot. Rencontré à l’occasion de la sortie de son dernier film, L’Intouchable, ce dernier se livre avec sincérité au sujet de sa conception du cinéma, des acteurs et de son travail de metteur en scène.
Quels ont été les moteurs du film ? Vous évoquez le rôle que vous avez voulu donner à Isild Le Besco, mais y en a‑t-il eu d’autres ?
Cette fois, puisque c’était le troisième film que je faisais avec elle, je voulais emmener Isild le plus loin possible, un peu comme un rapt ou un enlèvement. Je devais donc trouver un argument qui me permette de l’emmener d’Europe dans un bout de la terre qui serait, à ma connaissance, le plus lointain possible. Je dis à ma connaissance, parce qu’il y a d’autres lointains encore plus lointains géographiquement. Mais depuis que je voyage, l’Inde est probablement le pays qui m’a semblé le plus loin à tous égards, c’est-à-dire celui où on se trouve le plus loin de soi et de chez soi. Il y avait cela au départ, comment construire un itinéraire géographique pour Isild, qui l’emmènerait très loin et qui deviendrait en même temps un itinéraire mental. Et l’Inde se prête très bien à cela, aux itinéraires mentaux.
Dans À tout de suite, vous mettiez en scène une cavale. Ici il est question d’un voyage, qui est aussi une quête de soi…
C’est un peu intuitif. Ce n’est pas comme quand on écrit un livre et qu’on peut énoncer le pourquoi de chaque personnage et de chaque situation. Au cinéma, les choses doivent avoir une force d’évidence, une espèce de présence. Même pas une espèce, d’ailleurs, mais une présence, une présence même plus que présente. Pour moi, la seule façon cinématographique d’exposer, de montrer une trajectoire psychologique, mentale ou, même, métaphysique, pour employer de grands mots, c’est de montrer en même temps, en écho, et même de façon indissolublement liée, un itinéraire géographique. J’ai toujours été très frappé par cette phrase de Blaise Pascal qui s’adressait aux non-croyants et qui leur disait « Agenouillez-vous et vous croirez ». Le cinéma, pour moi, c’est un peu similaire.
Les actes qu’on voit dans vos films parlent plus que les personnages…
Les personnages parlent, sans doute. D’ailleurs, je fais des films parlants. Le cinéma sonore existe. Mais pour moi, les paroles ne sont pas dans le film le moteur ou la détermination principale de ce qui s’y passe. Ce sont des gestes comme d’autres gestes. Les gens parlent, nous sommes tous des êtres parlants. Parfois ils se taisent. Mais cela a la même portée qu’un geste, qu’une marche, qu’une course. Pour Isild, dans L’Intouchable et en général, elle a quelque chose d’extrêmement physique qui fait que les mots, chez elle, sont plus des gestes, des coups, éventuellement des caresses que des bouts de sens.
« Partie au bout du monde pour se trouver elle-même », peut-on lire à propos du film. Pourquoi, selon vous, ne pouvait-elle pas se trouver en France, pourquoi devait-elle absolument partir ?
Comme je voulais emmener Isild dans ce pays qui s’appelle l’Inde, il fallait que je trouve une histoire qui l’y emmène. À partir du moment où sa mère lui révèle qu’elle est la fille d’un hindou, il faut qu’elle aille là-bas. Et puis je ne crois pas que ce soit seulement l’idée d’aller à la recherche de son père qui l’attire là-bas, c’est aussi l’idée d’aller là-bas, d’aller le chercher « là-bas ». Tout d’un coup, ce « là-bas » a une portée personnelle. Ce n’est plus du tourisme ou une fuite. Ce n’est pas tout à fait la même chose que dans À tout de suite, où il s’agissait d’une cavale. Là, au contraire, elle va à la rencontre de quelque chose d’elle.
Est-ce que Isild Le Besco connaissait l’Inde avant de tourner le film ?
Comme elle a produit le film avec moi, elle a participé aux repérages. Elle a connu le pays comme cela. Moi je connaissais l’Inde, j’y étais allé souvent, depuis longtemps, depuis très jeune. Je connaissais donc le pays et ce qui peut violenter un Occidental là-bas. La plupart de ceux qui y allaient avec moi y allaient pour la première fois et ont été extrêmement heurtés, touchés.
Avant de partir pour le tournage, vous aviez donc une idée précise de ce que vous vouliez montrer de l’Inde ? C’était des idées, des images, que vous aviez depuis longtemps ?
J’ai écrit le scénario en Inde, sur place, à peu près sept mois avant de tourner. Donc je n’écrivais que ce que je vérifiais. C’est-à-dire qu’en même temps que j’écrivais, je vérifiais que c’était pensable de tourner ce que j’écrivais, qui était, comme toujours, une approximation ou une esquisse de ce que j’imaginais que pourrait être le film.
D’autres cinéastes, comme Louis Malle ou James Ivory, ont filmé l’Inde. Vous ont-ils inspiré ?
Même si je suis nourri de films et de cinéastes du passé, j’essaie de faire en sorte que cela ne compte plus quand je tourne. Ce serait un très mauvais signe pour moi. Si, pendant que je suis en train de faire un plan, je me dis ou on me dit que « cela ressemble à », j’arrête net.
Avez-vous eu des difficultés à obtenir certaines autorisations de tournage ?
J’ai donné un scénario arrangé et j’ai prétendu faire une sorte de film plus ou moins documentaire qui serait le repérage d’un film à venir plus normal. Ils m’ont donc donné l’autorisation pour cela. Je ne pense pas qu’ils m’auraient permis de tourner le film dans des conditions dites normales. J’ai fait cela, car je savais qu’un tournage important, d’un film qui s’appelle Water, dont un certain nombre de scènes se passaient aussi sur les rives du Gange avec les bûchers funéraires, avait été en butte à des émeutes. Ils avaient été expulsés, le tournage arrêté et ils ont été obligés de tout recommencer six mois après ailleurs, au Sri Lanka, je crois. Je ne tenais pas du tout à affronter ce genre d’avanie. J’ai donc décidé de procéder ainsi, institutionnellement, et de faire le film de la façon la plus discrète, la plus légère, la plus mobile possible.
J’ai aussi remarqué que, comme partout, si on reste beaucoup plus de temps qu’il ne faut pour faire ce qu’on a à faire, qu’on habitue en quelque sorte ceux qui habitent réellement le lieu à vous voir, il y a des sortes de liens qui se créent et qui font que, à un moment donné, si on sait saisir ce moment, on peut tourner ce qu’on veut tourner, sans que cela soit un sacrilège.
Le corps a une grande importance dans le film. Pourquoi privilégier cette approche du corps en mouvement ?
Filmer quelqu’un et essayer d’atteindre ce qui est l’être propre de ce quelqu’un, au cinéma, c’est en passer nécessairement par son corps, par sa peau, par sa façon d’occuper son corps. C’est vrai que dans L’Intouchable, il y a une sorte de déclinaison très large d’états de son corps et des corps en général, puisqu’on va jusqu’à voir des corps morts se consumer et partir en cendres.
Est-ce que, comme pour À tout de suite, c’est un film fait pour Isild Le Besco et pour personne d’autre ?
On ne peut jamais dire cela absolument, mais le fait est que le vœu, le projet du film, vient d’Isild. J’en ai fait pas mal, comme cela, aussi bien avec elle qu’avec d’autres. Presque tous les films que j’ai faits avec Isabelle Huppert viennent du vœu de tourner avec Isabelle Huppert.
Quand on tourne avec une actrice qu’on connaît vraiment bien, est-ce que cela autorise à voler certains gestes ou certaines attitudes ?
Une formule m’a toujours beaucoup amusé, qui est un véritable lieu commun, disant que l’acteur devrait se mettre dans la peau d’un personnage. C’est la peau de l’acteur qui devient la peau du personnage. Le personnage n’a pas de peau, c’est une abstraction, une hypothèse, une évocation, qui doit s’incarner par l’acteur, par l’interprète. Le corps de ce personnage, Jeanne, c’est le corps d’Isild. C’est le cas pour tous les personnages interprétés par toutes les actrices avec qui j’ai pu tourner dans tous mes films. Cela suppose de filmer comme je filme, d’aussi près et de façon aussi insistante et persistante des corps comme ceux-là, donc des êtres comme ceux-là. Cela suppose une familiarité, une complicité, une intimité, une affection au sens fort. Il y a beaucoup d’autres façons de tourner. Pialat, c’était plutôt l’inverse, par exemple. C’était dans la haine, dans le déni, dans la violence, mais c’était la même chose. C’est comme un gant qu’on retourne. C’est la même peau, mais retournée.
Pourquoi le rôle de Jeanne est-il celui d’une actrice ?
Parce qu’un autre des principes du film, plus encore que dans mes autres films, c’était de faire en sorte que la limite entre le documentaire et la fiction soit, non pas indiscernable, mais toujours frôlée, franchie ou renouvelée, déplacée. Jouer, en tout cas, avec cette frontière. De sorte que toujours la fiction renvoie à une réalité documentaire et toujours le documentaire nourrisse la fiction. Il y a par exemple un plan auquel je tiens beaucoup dans le film, où on voit une foule considérable dans une grande rue de Delhi. Les gens passent dans les deux sens. Il y a de tout, des vélos, des motos, des animaux, des hommes, des carrioles, de tout, de tout. Et il y a sans cesse ces regards vers la caméra C’est ce que je voulais inscrire. Ce sont les regards qu’on subit en quelque sorte quand, en Inde, on marche, en tant qu’européen, dans cette foule. Il se passe cela. Ces regards qui se posent sur vous, mais sans intention. C’est très étonnant. Cela donne un sentiment d’étrangeté formidable. Surtout quand on reste là, comme la caméra reste là. Il y a une sorte de sentiment du temps qui passe, de la quantité de cette foule. Et tout d’un coup, alors qu’a priori on ne s’y attend pas du tout, Jeanne rentre. Elle tourne sur elle-même comme si elle était perdue et elle ressort. J’aime beaucoup cela.
La caméra est fixe, des éléments passent. Puis l’actrice rentre, elle cherche et on reprend le fil mince et toujours fragile de la fiction en cours, dont elle est chargée, elle. Mais en même temps qu’elle est chargée de cette fiction, cela ne fonctionne qu’à condition que cette fiction soit aussi un documentaire sur elle, Isild, en train de fabriquer Jeanne, de l’interpréter et de la fabriquer. Il n’y a rien de plus difficile. Demander à un acteur de jouer un acteur n’est pas facile. Il faut vraiment être très bonne actrice pour jouer une actrice.
Quand votre caméra se rapproche du visage de Jeanne quand elle répète « Sainte-Jeanne des Abattoirs », vous filmez Jeanne en train de jouer la pièce ou Isild en train de jouer Jeanne ?
Je filme les deux. La tension, la sensation ou l’intellection va sans arrêt de l’un à l’autre. Si je lui ai fait jouer cette scène, c’est parce qu’Isild a très envie de jouer la Jeanne de Brecht. C’était comme lui donner un bout de cela.
On a l’impression que vous recherchez dans votre mise en scène une forme d’épure..
C’est lié à mon tempérament, je pense. Je n’aime pas du tout les effets, les signes extérieurs. J’aime bien que les choses soient perçues sans s’imposer. Cela dépend aussi des films que je fais. Certains, qui m’ont été commandés, mobilisaient des moyens beaucoup plus lourds, où il y a une sorte de responsabilité et où je suis obligé d’aller chercher, au moins avec le minimum d’effets, l’intérêt et éventuellement le plaisir du spectateur.
En faisant un film comme L’Intouchable, je me donne les moyens de faire un film qui ne cherche pas le chaland, qui ne prenne pas le spectateur pour l’idiot de service qui va se faire happer plus ou moins par hasard. C’est un film qui s’adresse à des gens qui veulent le voir ou en tout cas voir des films qui manifestent ce type d’exigence ou d’ambition. Je ne m’intéresse pas au public. Le public ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les publics. Le public, comme ça, je n’y crois pas beaucoup. Parce que le public tout entier, c’est soit un miracle — cela arrive, ça doit être très beau, moi je ne connais pas — soit ce sont des films qui ont été calculés, conçus pour que le soi-disant public vienne les voir comme une injonction à rire ou à pleurer.
Avez-vous tourné plus que ce qui a été monté ?
À partir du moment où je tourne, en général il y a très peu de déchets. Quelque fois, il y a des scènes entières qui disparaissent, parce qu’elles ne sont pas réussies au sens où je le voudrais ou parce qu’elles ne fonctionnent pas dans l’organisme qu’est le film. Je décide la plupart du temps la veille ou le matin même comment je vais tourner la scène. C’est souvent aussi en fonction des protagonistes qui sont là. À partir du moment où je la tourne comme cela, elle est quasiment prête à être montée, sans vraiment de restes. Pour un film comme celui-là, c’est intéressant d’être économique, parce que moins on dépense, moins on a de comptes à rendre et plus on est libre. Je n’ai de comptes à rendre qu’à ceux qui voient le film maintenant. Pour le reste, je n’ai fait perdre d’argent à personne.
Vous avez donc vraiment la sensation d’avoir fait le film que vous vouliez…
Ha oui, complètement. C’est un des quelques films – il y en a quelques-uns, heureusement pour moi – qui ressemblent absolument au songe que j’en avais. L’esquisse, c’est la traduction préalable de ce que j’ai rêvé. Je ne peux pas tourner immédiatement. Le film ne sort pas directement de mon appareil mental. Il faut donc que cela passe par un processus. Et pour que ce processus existe et soit le plus proche possible de cette espèce de rêverie qui est au départ du film, il faut esquisser des choses, écrire des bouts de phrase, dessiner des angles de caméra, faire des essais. C’est passionnant, d’ailleurs, c’est tout ce que j’aime faire.
On peut voir en ce moment à la Cinémathèque une rétrospective de vos films. Qu’est-ce que cela vous fait ?
À vrai dire, je n’aime pas le principe des rétrospectives. Mais là, ça me soulage un peu. Il y avait eu une rétrospective de mes films il y a environ dix ans à l’Orangerie à Paris et, depuis deux ans, il y a des rétrospectives un peu partout, à Rotterdam, New York, Toronto. Cela me faisait un peu peur. Le fait que cela vienne à la Cinémathèque, cela boucle d’une certaine façon la boucle et j’espère que cela va me permettre de commencer une nouvelle vie cinématographique, qui fera peut-être l’objet d’une autre rétrospective dans quarante ans.