Tout boursouflé par l’obsession de « l’étiquette », le cinéma de costumes a bien des raisons d’ennuyer voire d’agacer. Il est si rituel, carnaval répétitif d’étoffes sophistiquées, de décors ornementés, mais aussi de dialogues surécrits, à la littéralité machinale, et même de caractères humains : n’est-ce pas toujours le même bras de fer mollasson entre conservateurs et libertaires, les mêmes affaires d’ascension, de puissants, de jeunes lionceaux, de passion amoureuse ? L’étiquette, donc, que le genre s’obstine à décrire, finit par l’assiéger : lui-même se répète inlassablement, pris au jeu des conventions et de la routine bien huilée.
Au centre des Adieux à la reine, on trouve un triangle amoureux qui, à ce titre, nous lasse presque d’avance. Il convoque tout un passif cinématographique fait de prétendants secrets souvent trop lisses, de non-dits caricaturaux, à ceci près qu’il a l’originalité d’être un triangle lesbien quasi platonique : la reine aime une duchesse, qui l’aime aussi, mais une servante aime aussi la reine. Le charnel, lui, n’est jamais qu’une hypothèse : pas un baiser (ou presque), à peine quelques caresses fortuites. L’amour se réalise par le biais d’une admiration, d’une fascination, il n’est jamais une union des corps. Il gronde à l’intérieur, s’embrase dans les regards échangés, mais le reste est toujours caché.
Au bal masqué
C’est une jolie idée, mais elle reste assez embourgeoisée, et on s’en lasse donc. Si ces Adieux ne sont pas du tout aussi oubliables qu’un énième cousin de Barry Lyndon, c’est parce que Benoît Jacquot, à bien des égards, sort le film en costumes de sa sclérose. Paradoxalement, c’est même dans son lieu le plus corseté (le château de Versailles au moment de la prise de la Bastille) qu’il parvient à lui rendre un souffle. La clé avec lequel le cinéaste déverrouille le genre, c’est son refus du passéisme. Aborder l’Histoire avec passéisme, c’est la figer ; Benoît Jacquot l’a bien compris. Il l’affronte, donc, en effaçant autant que possible la distance qui pourrait nous séparer des personnages. Il y a, bien sûr, un décalage ; les poncifs moraux, les comportements en société, le langage, sont d’un autre temps. Mais ces carcans brident des individus qui nous sont étonnamment proches, dont la personnalité et les troubles affleurent souvent, et nous les rendent familiers. Une des premières forces de ces Adieux à la reine, c’est le casting – pas dans son intégralité, certes, mais tout de même. Surtout, sa nature invraisemblable : les acteurs sont souvent dans un certain inconfort sur ce type de texte, ces robes, cette fameuse étiquette. Toute cette parure ne leur va pas vraiment, et ils s’en extraient clopin-clopant, tout comme, on l’imagine, la petite noblesse qui s’agglutinait alors à Versailles. Léa Seydoux, celle des motos et des jeans de Belle Épine, s’avère impeccable dans sa façon de n’avoir rien à faire ici. Xavier Beauvois, en improbable monarque, convainc sur le même mode (il reste un personnage assez peu présent). D’autres livrent des prestations finement dosées, brillamment à leur aise dans le texte très bien adapté (mélange de langue datée, de naturel contenu, passé au crible des différentes origines sociales) par Benoît Jacquot et Gilles Taurand : Noémie Lvovsky, proche de son rôle de L’Apollonide, et surtout Julie-Marie Parmentier, amie servante à peine intime, pleine d’une énergie presque rude, qu’une certaine forme de noblesse continue d’élever – ou d’étouffer. Seule Diane Kruger, au milieu, dénote dans une interprétation maniérée, assez impersonnelle.
Versailles est une petite planète autonome, et l’extérieur n’en passe les grilles que sporadiquement, comme un écho lointain. Le peuple, la famine, sont invisibles. La cour est un vaste monde clos : la noblesse est partout, mais elle y existe sous d’innombrables formes. Certains sont là parce qu’ils y ont quelque haute affaire, ou parce que leur notoriété se trouve à son zénith, et leur assure une bonne place : ils sont rares, on se les arrache. Autour d’eux se bouscule une foule bringuebalante de petits ducs, de barons de campagne, loin de leurs beaux châteaux, préférant une chambrette insalubre dans celui du monarque. Et il y a les servants, les servantes, qui se réchauffent aux rayons de la noblesse, en tirant même un certain pouvoir pour peu que leur tâche soit élevée. Leurs manières sont tiraillées entre la petitesse de leur condition et la dignité de leurs fréquentations. Ils font souvent double jeu. Quant à la révolution qui gronde dehors, on ne la voit pas passer. C’est un autre symptôme de l’approche décidément anti-passéiste de Jacquot : les personnages ne s’embarquent pas à toute allure sur l’autoroute de l’Histoire. Elle est une rumeur, on la néglige, une poignée de puissants prétend la comprendre. Des bribes d’informations parviennent, elles sont erronées, voire complètement fausses. À l’échelle des personnes, nul n’est en mesure de saisir la globalité du phénomène. Savoir est une lutte, dans laquelle peu s’engagent.
La finesse de l’approche historique, loin des convenances maniérées de l’intrigue amoureuse, vaut à elle seule qu’on retienne bien ces Adieux à la reine. Il est rare qu’on représente la noblesse comme un lieu social qui n’a rien d’un « autre monde ». La toile de fond, ici, est bien plus mémorable que le triangle en apparence central, à tel point qu’on pourrait même se demander si ce n’est pas ce à quoi Benoît Jacquot accorde le plus d’intérêt – en tout cas, nous oui.