« Je n’ai pas oublié d’où je viens ni les prêtres qui ont compté pour moi, et je pense que notre société manque de gens comme eux. » Lycéen, Martin Scorsese sert la messe et envisage d’entrer au séminaire. S’il préférera officier dans les salles de cinéma plutôt que dans les églises, l’imprégnation de son œuvre par le catholicisme va au-delà de la nostalgie pour sa jeunesse dans « Little Italy ». La Dernière Tentation du Christ, stimulée par la lecture de Kazantzakis, est l’occasion pour lui de faire le point sur la figure du Christ et d’en proposer une nouvelle interprétation cinématographique. Le résultat est en demi-teinte mais toujours intrigant.
On sait l’ampleur consternante que prirent les attaques du film par certains groupes chrétiens – culminant en France avec l’attentat de l’Espace Saint-Michel. Celles-ci débutèrent avant le tournage du film et faillirent en empêcher la réalisation en faisant se désengager la Paramount. C’était en 1983, et c’est seulement en 1987 que le tournage commença. Le plus frappant dans cette haine est que pour n’être pas canonique, La Dernière Tentation du Christ n’est ni cynique, ni mal intentionné, ni vraiment ostensiblement contraire, sinon à la lettre, du moins à l’esprit des Évangiles. La nature divine du Christ n’est pas en cause – du moins plus à la fin du film – mais l’intention est d’insister sur sa nature humaine. Scorsese construit une figure mystique troublée et déchirée. Malgré la résistance aux tentations dans le désert, la supplication sur la croix (« mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?»), devient l’occasion d’un long rêve dans lequel Jésus se rêve seulement humain. À la fin, néanmoins, il assume son rôle et « tout est accompli ».
À côté de la quête et du combat spirituel, Scorsese s’intéresse à la dimension politique du personnage de Jésus. Il en fait un résistant – pacifique – à l’ordre romain mais aussi aux mouvements révolutionnaires qui agitent le peuple juif. Ce faisant, il s’offre des ressorts scénaristiques assez intéressants qui permettent notamment de donner à Judas une consistance inédite : celle d’un activiste politique cherchant à se servir de Jésus. Leur relation tempétueuse et passionnée constitue une des tensions les mieux maîtrisées du film. Elle compense, mais pas totalement, le peu d’épaisseur des apôtres, personnages assez fades suivant Jésus sans avoir de caractères propres.
Au fond c’est le film lui-même qui souffre d’un certain manque de caractère. Scorsese semble n’être pas parvenu à s’engager clairement dans un parti pris formel. La recherche de la sobriété alterne avec des mouvements de caméra trop démonstratifs – tournant par exemple autour de Jésus et des visages de l’assemblée tandis qu’il la harangue, dans cette manière si agaçante et caractéristique du cinéma hollywoodien lorsqu’il nous montre des phénomènes de prise de conscience collective. La musique de Peter Gabriel, plutôt bien pensée dans ses complaintes et langueurs orientalisantes, convainc moins lorsque la batterie et la guitare s’y mettent, et participe du kitsch qui grève un certain nombre de séquences. Certaines d’entre elles – les disciples en transe autour de Jean le Baptiste par exemple – nous donnent l’impression, plutôt amusante au reste, de nous retrouver égarés dans les années 1970. Jésus lui-même, enfin, ne trouve pas vraiment son ton, oscillant entre l’exhortation exaltée et la douce solennité – il est vrai que cela participe à la figure d’un Jésus qui se cherche et n’atteint la paix qu’au dernier instant.
Cela dit, La Dernière Tentation du Christ étonne et excite constamment par son audace, même lorsque le résultat est mitigé. Par audace nous n’entendons pas un dispositif de « désacralisation », ou le fait de traiter avec légèreté, humour ou ironie un grand sujet, mais l’effort entrepris pour l’aborder par une forme et une matière nouvelles : dans l’épure d’une tentation au désert radicalement symboliste, par le réalisme effrayant de la résurrection de Lazare ou dans le rôle central donné à Marie-Madeleine, à son corps peints et au cliquetis de ses bracelets. Si le tout, précisément, manque de la forme qui en aurait fait un vrai grand film, nombre de plans et idées esthétiques marquent la mémoire et l’imagination. Ainsi en est-il par exemple du saisissement de la main du Christ par Lazare, des pleureuses dans la poussière, ou de Harvey Keitel en Judas roux. Et puis il y a ce long plan fixe, ralenti, onirique et brutal, barré par la croix que Jésus porte au milieu d’un peuple grimaçant.
L’art cinématographique a une affinité singulière avec la métaphysique propre au christianisme. En tant que doctrine de l’incarnation, le christianisme offre une théorie de l’image. Il engage même, à condition que le désir ne se fixe pas sur elle mais la reconnaisse comme un signe, à un certain amour de l’image – que rejettent les autres monothéismes et, au sein du christianisme, certaines tendances de sa réforme. Il a assez été dit par ailleurs que le cinéma, même lorsqu’il ne parle pas, est dialectique. Il l’est comme un retable peut l’être, et mieux qu’un retable peut l’être. Il n’est pas étonnant dès lors qu’une Passion fut tournée en France en 1897, et que dans certains diocèses le cinéma fut utilisé pour l’office jusqu’en 1912. Mais il n’est pas facile, pour une image qui représente – qui présente – si facilement le réel sensible, de faire signe vers autre chose que lui. La Dernière Tentation du Christ offre de belles mises en scènes du fait religieux. Il y a des danses, des transes, des rites. Mais, s’il y a du sacré et du profane, il n’y a pas beaucoup d’invisible. Sauf exception (la mort mystique de Marie-Madeleine), la transcendance n’y apparaît guère que de manière symbolique ou sous la forme un peu triviale de regards tournés vers le ciel. Peut-être les hommes prennent-ils trop de place, peut-être des décadrages sur des arbres ou des pierres, de la matière brute – et pas seulement des paysages – auraient-ils pu ouvrir d’autres espaces. Il eût fallu plus de respiration, de suspens, laisser être l’image pour qu’autre chose advienne.