Auréolé du succès de Vingt mille lieues sous les mers, l’une des meilleures adaptations de Jules Verne à ce jour, Richard Fleischer n’était qu’à l’aube de sa très prolifique carrière quand il réalisa La Fille sur la balançoire. Inspiré d’une histoire vraie, restée dans les mémoires sous le nom de « procès du siècle », le film traite en filigrane, sous les traits d’une jeune fille trop belle pour ne pas attirer la convoitise, de l’impossible préservation de la pureté et de l’innocence. Profitant de la sortie en salles de La Fille coupée en deux de Claude Chabrol, adaptation moderne du même fait divers (le cinéaste français ne se prive d’ailleurs pas de citer abondamment le film de Fleischer), la Filmothèque du Quartier Latin nous propose de découvrir ce film rarissime au Technicolor flamboyant. Une double séance vivement conseillée.
En 1906, Harry K. Thaw, milliardaire de son état, assassine Stanford White, architecte renommé, en plein milieu d’un spectacle à Broadway. Au procès, l’avocat du jeune homme plaide la vengeance de l’honneur bafoué : marié à une ancienne danseuse du nom d’Evelyn, Thaw n’aurait pas supporté que sa femme ait été la maîtresse de l’architecte avant leur mariage. Le scandale a tout pour plaire à une société américaine prude mais avide de ragots : en effet, selon ses propres dires, la jeune Evelyn aurait été droguée et violée par Stanford White, marié, de 31 ans son aîné, connu pour ses frasques amoureuses et son goût immodéré des jeunes adolescentes prépubères. Thaw n’était pas plus reluisant : violent et à moitié fou, il aimait lui aussi la compagnie des danseuses légères, qu’il violait et fouettait jusqu’au sang. Acquitté lors du procès, Thaw fut envoyé dans un sanatorium et divorça d’Evelyn sans lui laisser un sou. L’ex-danseuse tenta une carrière à Hollywood, mais resta célèbre comme la scandaleuse héroïne du « procès du siècle ».
Près de cinquante ans après les faits, Richard Fleischer et ses scénaristes (dont Charles Brackett, acolyte de Billy Wilder) prétendirent enjoliver l’histoire. En apparence, ils firent d’Evelyn la victime tragique d’un amour impossible et de la perversité d’un homme jaloux et égocentrique. Censure oblige, l’architecte Stanford White devient un vieil amoureux torturé par sa conscience, et la violence de ses rapports avec sa maîtresse est éludée. Néanmoins, les sous-entendus parlent d’eux-mêmes, notamment dans la scène centrale du film, où Stanford pousse la balançoire sur laquelle Evelyn s’est assise, et lui intime d’essayer de toucher le plafond de la pièce auquel le siège est accroché… L’existence de la balançoire est avérée : le véritable Stanford White s’en serait effectivement servi pour y placer ses jeunes conquêtes, dans un jeu malsain à la limite de la pédophilie. Ici, la façon dont Richard Fleischer filme le regard de Ray Milland (interprète de l’architecte) alors qu’il fait voler Evelyn de plus en plus haut possède une puissance évocatrice qui ne laisse pas indifférent. Hypnotisé par le mouvement de balancement de la jeune femme, Stanford White l’observe avec une concupiscence qu’il a du mal à cacher. Et lorsqu’Evelyn touche enfin du pied la lune – symbole du désir et du plaisir –, Richard Fleischer se fend d’une succession de plans sur le plafond, puis sur la balançoire vide, qui laissent peu de doute sur la façon dont le jeu s’est terminé.
Cette scène mythique marque l’ambiguïté des rapports des deux amants, et le traitement malsain que Fleischer ambitionnait de leur donner, tout en déjouant la censure. Alors que White est présenté tout au long du film comme un homme écartelé entre un amour véritable et la conscience de ses responsabilités, certaines scènes viennent contredire cette image de sagesse, comme celle de la rupture, où Evelyn déclare à son amant, qui veut la placer dans un pensionnat : « ne pouvant me prendre comme femme, tu fais de moi ta fille », ou lors de leurs retrouvailles, quand Stanford cherche à empêcher le mariage d’Evelyn et de Thaw en lui demandant d’être à nouveau « sa petite fille»… Le personnage d’Evelyn est tout aussi ambivalent. Si l’on est préparé à croire à sa grande naïveté et à son innocence bafouée, Richard Fleischer laisse toujours planer le doute sur l’éventuelle « face sombre » de son héroïne. Evelyn est-elle tout à fait une oie blanche comme elle le prétend, alors qu’elle prend elle-même l’initiative du premier baiser échangé avec Stanford, puis celle de leurs rencontres successives ? Est-elle totalement irresponsable de ce qui lui arrive ? Dans une très belle séquence de rêve inspirée des délires psychanalytiques très à la mode dans le cinéma de cette époque, Richard Fleischer montre sa jeune héroïne couchée sur une plage, se tordant langoureusement sous l’effet de l’eau qui la recouvre, comme pour mieux souligner que l’innocence et la pureté d’Evelyn ne seraient, en fait, que des leurres.
Le film est plus faible sur la description des rapports entre Evelyn et son deuxième soupirant puis mari, Harry Thaw. L’image double de victime et de manipulatrice disparaît tout à fait au profit unique de la première (Thaw prenant la vilenie à sa charge), et le personnage, presque relégué au second plan, devient moins intéressant. L’interprétation de Joan Collins, tout en regards langoureux et en moues d’enfant, perd de sa crédibilité à mesure que le personnage est censé gagner en maturité. Il faut noter d’ailleurs que la comédienne n’était pas le premier choix de la Fox : pour incarner la belle danseuse, décrite comme « l’icône de son époque », « la première déesse sexuelle de l’Amérique », le studio avait d’abord pensé à Marilyn. Un choix presque évident : Evelyn, dit-on, « semblait parfois être l’incarnation de la pureté et du sentimentalisme de son époque mais son sourire enchanteur promettait quelque chose de nouveau et d’interdit…» Reste à Ludivine Sagnier, nouvelle interprète d’Evelyn dans la version chabrolienne du fait divers (La Fille coupée en deux, en salles le 8 août), la charge de relever le défi.