En 1953, un architecte, une jeune ingénue et un dandy causent virginité, sexe et couple à New York. Mais qui est le fou responsable de ce scandale ?! Otto Preminger, un Viennois bien connu parmi les trublions d’Hollywood. Sous ses faux airs de comédie simplette, La lune était bleue fait fi des astuces pour contourner le Code Hays et va droit au but.
Bien que proche du déclin, le studio system hollywoodien parvient toujours à régner tant bien que mal jusqu’à la fin des années 1950. La preuve en est avec ce film qui, non seulement, n’obtient pas l’approbation de la censure, mais soulève aussi bien les protestations des ligues catholiques. On sait désormais que le Code Hays, tout en portant effectivement le nom du sénateur républicain qui l’a créé, reposait davantage sur un principe d’autocensure de la part des studios décidés à redresser l’image d’Hollywood après les accusations de débauche survenues durant les « Roaring Twenties ». Bien que les studios aient perdu petit à petit le monopole des salles, suite à la perte retentissante de la Paramount lors du procès sur les lois anti-trust en 1948, il existe toujours un obstacle de taille pour les essais trop effrontés. En effet, il ne faut pas sous-estimer la puissance des lobbies moralisateurs, forts de leur influence de par leur ancrage populaire et donc capables de boycotter encore plus sérieusement la sortie d’un film. Ce fut le cas pour La lune était bleue à Boston, où le film dû attendre quelques années pour être projeté, mais ça l’est encore aujourd’hui pour tant d’œuvres plus récentes.
Pourtant, nous pouvons lire par-ci par-là que ce film se révéla finalement être un succès, allant jusqu’à briguer quelques Oscars en 1954. Pour ce qui est de sa réussite au box-office, elle fut évidemment due au débat déclenché qui, une fois n’est pas coutume, servit le film et intrigua les spectateurs. En revanche, il est plus intéressant de remarquer le « revirement » de la part de l’Académie des Awards, qui changea visiblement de critères lors de ses nominations après que les producteurs – siégeant eux aussi – eurent refusé le visa. S’il en est un qui ne fut probablement pas étonné par cette progression des faits, c’est Preminger. Appelé par Darryl F. Zanuck à rejoindre la 20th Century Fox au début des années 1930, il est déjà familiarisé avec les pratiques hollywoodiennes et prévoit les difficultés en décidant d’emblée de produire lui-même La lune était bleue.
Car Otto Preminger n’est pas du genre à chercher des compromis. Il connaît parfaitement la pièce pour l’avoir montée sur les planches et n’a aucune intention d’en amputer les dialogues qui lui donnent tout son caractère. Nous pouvons même nous avancer en pariant sur les raisons de son intérêt pour La lune était bleue. À l’inverse de ses collègues malins comme Wilder, Mankiewicz ou Hitchcock, Preminger aime bien mettre carrément les pieds dans le plat, pour ainsi dire. Si eux manient avec brio l’art d’esquiver la censure par les effets de mise en scène ou grâce au casting, Preminger, lui, affiche clairement sa volonté de montrer ou dire à l’écran ce qu’il pense – sa Carmen Jones entièrement jouée par des Noirs le confirmera plus tard. Ici William Holden joue son rôle de bon américain, David Niven fait son pervers raffiné à l’accent splendidement british, mais pas de vedette pour jouer la « professional virgin ». Inutile de prendre une star pour mieux faire passer la pilule : c’est elle qui sort les mots qui fâchent avec une déconcertante spontanéité et les autres n’ont qu’à camper leur rôles aussi spontanément, ce qu’ils font formidablement. Le programme de la pièce est respecté à la ligne. Don rencontrera Patty en haut de l’Empire State Building et ne tardera pas à l’embarquer chez lui, le temps qu’elle lui parle de premier rendez-vous, de liaison, de pureté, etc. Au bout d’une demi-heure, il sera question de sexe et de tromperie lorsque David, le père de sa maîtresse – oui, le mot est prononcé sans tabous comme tous les précédents – fera irruption dans ce couple naissant pour jouer les tentateurs.
Voilà un beau ménage à trois montant et descendant entre deux étages d’un immeuble où le champ devient le plus mouvementé des hors-champs. Car la liberté de ton n’est pas le seul héritage théâtral de Preminger, toute sa mise en scène en découle a fortiori quand il s’agit d’adapter… Ici, pas d’extérieurs – quoique la période soit de toute façon un peu prématurée – à part le plan d’ouverture de la rencontre entre Patty et Don au sommet de l’Empire State Building, d’où le Chrysler Building paraît tout de même bien figé. Seul véritable apport urbain dans un film qui parle de lune sans qu’on la voie, cette séquence s’inscrit néanmoins dans la lignée stylisée des génériques du très grand Saul Bass auquel Preminger fera appel à partir de son film suivant. Pour La lune était bleue, il semblerait que le graphiste se soit cantonné à la campagne publicitaire, mais il ne serait pas complètement infondé de voir son influence dans ce générique aux noms écrits à la main sur fond d’Empire State Building, tant il manque d’informations concernant son auteur. Paradoxalement, ce fond donne le ton au film en le plaçant volontiers sous le signe de l’architecture et du design. Don est un architecte et son appartement nous le montre bien. Résolument à la pointe, il est la parfaite représentation d’un intérieur hype de l’époque : un fauteuil de Saarinen côtoie des chaises des Eames ainsi qu’une table basse Noguchi, sans parler des peintures avant-gardistes aux murs. À l’opposé, tout est classiquement cocotte chez son voisin David dont les pièces ressemblent à une enfilade de boudoirs, prêts à accueillir ses libertinages divers et variés. Si le cinéaste ne profite pas de New York, c’est que ses décors servent mieux son propos. Face au moulin à paroles qu’est Patty, les deux prétendants n’ont pas besoin de beaucoup de mots, leurs habitats illustrant leurs esprits.
D’ailleurs leur profession ou non-profession deviennent même symboliques. Bien sûr, l’architecte est un homme droit et rationnel qui ne ferait aucune méchanceté à une jeune fille. « He’s an architect !» rappelle Patty à son père possessif telle une preuve de confiance, tandis que David, lui, est l’intrigant fortuné qui occupe ses journées un verre à la main en flânant au jeu. Il faut dire qu’après Waldo dans Laura, Preminger s’est fait maître dans l’art des dandies raffinés, sachant comment s’en servir pour pervertir ici la pureté de Patty. Cette dernière s’en tire bien, dévoilant une fausse naïveté qui fait déchanter le jeu de séduction des deux hommes et leur tient tête. Apparemment très candide, Patty répond coup sur coup aux insinuations et n’hésite pas à s’engager dans les débats, sans se soucier du danger « SCANDALE » qui clignote en rouge dès qu’elle ouvre la bouche de manière plus naturelle que pudique. Si ses mots font tâche dans un film hollywoodien, les thèmes qu’ils génèrent gênent peut-être encore plus. À la limite, cela pouvait être acceptable que des mâles puissent se prêter à des discours salaces, mais il était autrement plus embarrassant qu’une jeune fille s’en mêle et finisse surtout par les dominer. La séquence anecdotique du dîner illustre habilement comment les stéréotypes sociaux se laissent détourner pour inverser les rôles : la femme – pas proprement au foyer, mais toujours bonne à tout faire – arrive à ouvrir la bouteille de ketchup que les deux hommes vaillants tentent en vain d’ouvrir. Tout comme les rapports de sexes sont mis à mal, le mariage se retrouve ridiculisé, n’étant traité que par ses avantages, désavantages, intérêts et utilités.
Les beaux sentiments hollywoodiens sont bafoués et réduits à objets, sans même passer par la désuétude. Patty appelle un chat un chat, joue les féministes et fait de sa franchise le meilleur atout pour cette comédie d’« affection without passion ». Ce qui est loin d’être une comédie romantique.