Dans la compétition globalement faiblarde de la Mostra de Venise 2011, Killer Joe avait fait l’effet d’un bon vieux coup de pied au derrière. Après Bug en 2007, William Friedkin revient avec verve sur les écrans français.
On sait depuis longtemps que la filmographie de William Friedkin ne ressemble en rien à ses faux airs d’ennuyeux comptable. Il s’agit d’abord de cinéma américain dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire parcouru par une énergie vitale et un élan électrisant qui prend par le col, pas plus tard que le premier plan. À ce titre, on peut prendre cet aspect pour un gage de fidélité à l’essence du classicisme hollywodien : le rythme. Il faut d’ailleurs remarquer combien ce cinéma s’oppose à la politesse ronronnante de la fiction « démocrate » déceptive, notamment incarnée par les films de George Clooney, dont le dernier : Les Marches du pouvoir (2011). À ce titre, William Friedkin – qui ne peut être catalogué comme un passionné de progressisme, L’Enfer du devoir (2000) fut notamment brocardé pour son sous-texte idéologique réactionnaire – n’a que faire des bonnes manières, et Killer Joe répond bien à l’univers de l’auteur de L’Exorciste et La Chasse : détraqué, outrancier, marqué par une violence suscitant le malaise du fait de son imperturbable impolitesse morale.
Killer Joe a pour cadre la borderline Americana ; sous un gros orage, un chien d’attaque solidement attaché aboie, déboulant en trombe, Chris (Emile Hirsch) tambourine à la porte de la caravane familiale. Il finit par se retrouver nez à nez avec le pubis fourni de Sharla (Gina Gershon), sa belle-mère, qui daigne lui ouvrir. On fait très vite connaissance avec le reste de la troupe : Ansel (Thomas Haden Church), le père, et Dottie (Juno Temple), la petite sœur. Branle-bas de combat ; le fiston, dealer de son état, a de gros problèmes d’argent. L’idée lumineuse fait son chemin : supprimer une mère et ex-femme unanimement détestée, avec à la clef les 50~000 $ de sa police d’assurance-vie. L’homme de la situation s’appelle Joe Cooper (Matthew McConaughey), policier et tueur : une merveille de polyvalence. Habillé de noir – stetson, vêtements, gants en cuir –, séduisant et visiblement compétent, on ne tarde toutefois pas à se convaincre que la famille a mis la main sur un psychopathe de premier ordre.
Évidemment, la somme rondelette n’est pas à disposition de la famille, qui met ainsi le doigt dans un terrible engrenage. Deuxième idée lumineuse : Dottie – jeune nymphette toute en blondeur et virginité – fera office de caution pour le tueur à gages. Dans le dossier de presse, William Friedkin précise que Killer Joe rejoue – bien à sa façon – le conte éternel de Cendrillon ; la chaussure à son pied diffère juste quelque peu, tandis que le pacte ainsi scellé dispose d’une dimension assez faustienne. Quoi qu’il en soit, la famille se trouve plongée dans un cyclone sanglant et hypersexué (et ça va loin, bon courage aux amateurs de Kentucky Fried Chicken), au cœur duquel souffle aussi un impayable vent comique. S’il malmène ses personnages, Friedkin témoigne aussi d’une tendresse pour ces figures d’une confondante maladresse, se débattant en « humains trop humains » dans une situation où ils se sont eux-mêmes fourrés.
Si le film de Friedkin s’avère moins « sage » que celui des frères Coen, on pense néanmoins à No Country for Old Men, pas seulement du fait de la présence de cet « ange » de la mort. S’établit notamment un parallèle frappant lié à une perpétuelle perméabilité au danger. Nul refuge : l’exposition des corps à la violence est perçue comme une sorte de fatalité ; cloisons minces du mobile-home ou d’un motel, horizontalité du paysage, finesse des peaux d’où le sang ne demande qu’à jaillir allègrement. William Friedkin fait ainsi des États-Unis une terre condamnée aux ravages de la violence, dans le sillage d’un Samuel Fuller. L’entrée de Joe au sein de cette famille tient également de la visitation, et si l’attelage peut sembler un brin singulier, il est tentant de se tourner vers Théorème – même si, contrairement au film de Pier Paolo Pasolini, l’apparition est ici « justifiée ». Comme le personnage interprété par Terence Stamp, Joe constitue un révélateur des apories existentielles, mais il agit avant tout tel l’agent d’un ordre à rétablir – le visiteur de Théorème invalide quant à lui le paradigme bourgeois d’une famille milanaise. Policier et tueur, Joe réunit en une même personne la loi et sa transgression, d’où cette morale bien à lui, c’est-à-dire passant par les voies les plus troubles et retorses.