Il y a eu ce matin comme une déflagration avec la présentation de Killer Joe. Après quelques errements, cette Mostra relève la tête et voici l’heure du bon vieux coup de pied au derrière. On sait depuis longtemps que la filmographie de William Friedkin n’a rien à voir avec ses faux airs d’ennuyeux comptable. Il s’agit d’abord de cinéma américain, ici dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire parcouru par une énergie vitale et un élan électrisant qui prend par le col pas plus tard que le premier plan. Il faut d’ailleurs remarquer combien celui-ci s’oppose à la fiction «démocrate» déceptivo-dépressive – les films de Clooney et Soderbergh présentés ici en témoignent pleinement. Par ailleurs, on sait bien que Friedkin ne peut être catalogué comme un passionné de progressisme, L’Enfer du devoir (2000) fut notamment brocardé pour son sous-texte idéologique réactionnaire. Quoi qu’il en soit, le dernier William Friedkin répond bien à son univers : détraqué, outrancier, marqué par une violence suscitant le malaise du fait de son imperturbable impolitesse morale.
Killer Joe a pour cadre la borderline Americana ; sous un gros orage, un chien d’attaque aboie, Chris tambourine à la porte de la caravane familiale. Il finit par se retrouver nez-à-nez avec le pubis fourni de sa belle-mère qui a daigné lui ouvrir. On fait très vite connaissance avec le reste de la troupe : Ansel, le père, et Dottie, la petite sœur. Branle-bas de combat ; le fiston, dealer de son état, a de gros problèmes d’argent. Une idée lumineuse fait son chemin : supprimer une mère et ex-femme unanimement détestée, avec à la clef les 50 000 $ de sa police d’assurance-vie. L’homme de la situation s’appelle Joe Cooper, policier et tueur : une merveille de polyvalence. Habillé de noir – stetson, vêtements, gants en cuir –, séduisant, on ne tarde toutefois pas à se convaincre que la famille a mis la main sur un psychopathe de premier ordre. Évidemment, la somme rondelette n’est pas à disposition de la famille. Mécanique de l’engrenage : deuxième idée lumineuse. En guise d’avance, Dottie – jeune nymphette toute en blondeur et virginité – sera offerte à ce tueur à gages. Nous y voici : dans la dossier de presse, William Friedkin précise que Killer Joe rejoue – bien à sa façon – le conte éternel de Cendrillon.
La famille se trouve plongée dans un cyclone sanglant et hypersexué (et ça va loin, bon courage aux amateurs de Kentucky Fried Chicken), au cœur duquel souffle aussi un impayable vent comique. Le tout n’étant pas dénué de tendresse pour ces figures d’une confondante maladresse, Killer Joe constituant aussi une fable sur la vulnérabilité. Et si le film de Friedkin s’avère moins «sage» que celui des Coen, on pense à No Country for Old Men, pas seulement du fait de la présence de cet «ange» de la mort. Plus discret mais néanmoins frappant est le parallèle avec la perpétuelle perméabilité au danger. Pas de refuge, l’exposition des corps à la violence est perçue comme une sorte de fatalité : cloisons minces du mobile-home et d’un motel, finesse des peaux d’où le sang jaillit allègrement, horizontalité du paysage.
L’entrée de Joe au sein de cette famille tient de la visitation, et toute proportion gardée, on peut raisonnablement songer à celle de Théorème – même si, contrairement au film de Pasolini, elle est ici justifiée. Comme le personnage interprété par Terence Stamp, Joe révèle les apories existentielles, mais il agit avant tout tel l’agent d’un ordre à rétablir. Policier et tueur, il réunit la loi et la transgression, d’où cette moralité bien à lui, c’est-à-dire passant par les voies les plus retorses et troubles. La chose ne date pas d’hier, mais la tentation de faire de William Friedkin l’héritier de Samuel Fuller est d’autant plus grande avec Killer Joe : si la morale est douteuse, que le geste est vigoureux et jouissif !