À la 33ème édition du Cinéma du Réel, Chris Marker siégeait à une place qui lui allait à merveille. Quelques-uns uns de ses films, d’époques et de formes très différentes, innervaient le festival à différents endroits du programme. Pas de rétrospective donc, mais une présence à la fois discrète (parfois même secrète avec Henchman Glance) et surplombante dans cette manière qu’avaient les films de Marker de se retrouver dans des sélections diverses, de « hors scène » (films consacrés à la musique et ses coulisses) à l’intégrale Hurwitz. Ce geste de programmation nous rappelait le goût de ces 60 ans de cinéma pour l’exploration des formes, des territoires cinématographiques et le mélanges des images. Chris Marker empruntait les chemins de traverse et dialoguait avec tous.
Le premier événement Marker était la redécouverte de L’Héritage de la Chouette (1989), impressionnante série documentaire de 13 épisodes de 26 minutes pour la télévision (La Sept-Arte). Chris Marker y guette comment le contemporain baigne encore dans l’antiquité grecque. Post faillite grecque, la redécouverte était d’autant plus passionnante, tout comme la correspondance que le film peut aujourd’hui entretenir avec un autre film « méditerranéen », Film Socialisme de Jean-Luc Godard. La série nous rappelle aussi cruellement ce temps où la télévision jouait pleinement son rôle de chercheuse, où le documentaire qui s’y faisait était à la pointe (cette « télévision d’auteur » comme l’appelle Françoise Berdot).
Chaque épisode de la série part d’un mot (symposium, olympisme, démocratie…) et tisse autour un réseau de survivances, de signes qui gisent encore dans notre façon d’être au monde et de penser. Le projet du film est clairement pédagogique mais cette pédagogie n’y est jamais professorale et ne prend jamais le pas sur une poétique de forme. C’est alors un peu comme si le narrateur de Sans soleil était aux manettes des Dossiers de l’Écran. La voix off (merveilleusement dite par André Dussollier) par exemple ne feint pas l’objectivité pour nous dire le « vrai » mais parle toujours à la première personne, interpelle le spectateur d’un lieu d’énonciation qui est toujours attribuable à une singularité. Si le film semble reprendre des formules balisées du documentaire pédagogique, Marker en perturbe toujours les dispositifs. Les entretiens avec les experts, ce passage obligé, sont ici d’une vivacité rare. La façon dont Marker ne coupe ni hésitations ni exubérances, l’art dialectique du montage, maintiennent toujours la pensée du film en mouvement. Frappante aussi est la manière dont Marker arrive à toujours rapporter l’épistémè grecque à un « ici et maintenant ». À cet égard le film est par moment vertigineux, comme dans l’épisode Cosmogonie. Il s’achève sur le récit de l’allégorie de la caverne de Platon, raconté sur des plans de spectateurs de cinéma. Nous comprenons la comparaison : le théâtre d’ombres c’est aujourd’hui le cinéma et le spectateur est le prisonnier volontaire d’un monde d’artifices. Mais Marker superpose les sens là où un bon réalisateur n’aurait fait que clore l’exercice métaphorique. Nous comprenons que le film projeté aux spectateurs est Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais. « Tu n’as rien vu » résonne alors dans deux directions. D’un côté il corrobore l’allégorie platonicienne : voir véritablement ne relève d’aucune évidence. D’un autre, elle est mise en doute par le mythe de la Gorgone raconté plus haut dans l’épisode. Parfois, regarder les images nous permet de n’affronter que mieux armé le réel. C’est parce que Persée regarde la Méduse par le prisme du miroir, donc de l’image, qu’il peut la décapiter. C’est aussi comme l’écrivait Siegfried Kracauer et comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout, ce courage que nous offre, à son meilleur, le cinéma.
Autre vertige, autre lien avec Resnais, dans Henchman Glance, découvert dans la rétrospective consacrée à Leo Hurwitz. Le cinéma y est encore conçu comme l’expérience d’une confrontation. Dans ce film, Chris Marker remet au travail une séquence tournée par Leo Hurwitz lors du procès Eichmann (mais hors plaidoirie), où ce dernier est confronté à la projection de Nuit et Brouillard. Le film en noir et blanc de Hurwitz s’organisait principalement dans un champ / contre-champ parcimonieux entre Eichmann (le regardant) et le film de Resnais (le regardé). Selon sa propre expression, Marker en 2008 a souhaité effectuer « une mise à jour » de ce document peu connu que lui avait transféré l’historienne Sylvie Lindeperg. Dans les extraits de Nuit et Brouillard, Marker réintègre alors la couleur des plans tournés par Resnais et réintroduit le képi censuré sur la tête du gendarme de Pithiviers. Simplicité du geste et grandes conséquences, est-on tenté de dire. D’abord le film est rendu dans la version souhaitée par Resnais. On y lit un hommage de Marker à son compagnon de cinéma. Puis par la réintroduction du dispositif du film de Resnais (alternance de la couleur et du noir et blanc) au sein du document tourné par Hurwitz, Marker semble vouloir nous constituer un peu plus aussi comme spectateurs de Nuit et Brouillard. Là où Hurwitz fondait les extraits Nuit et Brouillard dans son film, Chris Marker détache lui clairement les deux régimes d’images. Nous sommes comme mis en tension à cause d’une double lecture entrelacée : nous regardons un nazi regarder Nuit et Brouillard, film dont nous sommes aussi en quelque sorte les spectateurs simultanés. Ce qui se produit en nous par la redécouverte toujours vive du film de Resnais est refendu par l’opacité du visage de Eichmann qui le découvre également. La confrontation réflexive des deux principes qui font le cinéma, captation et projection, atteint avec ce film un sommet.
Le Joli Mai (1963) et La Solitude du chanteur de fond (1974), bien que disjoints dans le programme du Cinéma du Réel, avaient beaucoup à partager. Les films se rejoignent dans la manière impure qu’à Chris Marker d’utiliser les outils du cinéma direct et grâce à la figure d’Yves Montand. Le Joli Mai, film important et charnière, pourtant peu visible, est un portrait de Paris et de ses habitants. Le portrait est tantôt charmant, tantôt cru, tantôt sociologique (Edgar Morin et Jean Rouch semblent tout proches par moment), tantôt chantant. La truculence des personnages des deux films se doublent toujours de gravité ou d’ironie. Yves Montant dans La Solitude du chanteur de fond est filmé en répétition puis sur scène à l’occasion d’un concert de soutien en 1974 aux réfugiés chiliens suite au coup d’Etat. Ses gestes, sa drôlerie, sa grande lucidité dans le travail, l’alternance entre application et légèreté sont saisis par les maîtres du cinéma direct de l’époque : Pierre Lhomme à la caméra et Antoine Bonfanti au son. Le film commence finalement là où Le fond de l’air est rouge esquissait son dénouement. Le film a priori léger est peu à peu inquiété par les événements chiliens et atteint une rare intensité.
Enfin un dernier film nous ramenait à Marker. Un film qu’il n’avait pas signé. Slow Action de Ben Rivers en compétition internationale avait tout pour plaire au réalisateur au chat : science-fiction à moindre frais, goût de l’insularité, beauté et précision de la voix off. Marker était partout, même parfois dans les films des autres.