Iskra et Arte sortent à l’occasion de l’anniversaire de Mai 68 une très belle édition de films de Chris Marker de la décennie 1970, qui est d’une certaine manière sa « décennie militante ». Le principal de ces films, Le fond de l’air est rouge, revient sur l’ensemble des luttes militantes ou révolutionnaires de la fin des années 1960 et du début des années 1970, au moyen d’un film fleuve et d’un art du montage consommé. Grand classique du film militant, mais aussi film d’auteur, il est heureux que ce film produit par Iskra en 1977 soit enfin devenu accessible au public sous forme numérique. Rappelons que Chris Marker a été le fondateur de Slon, ancêtre d’Iskra, à l’occasion de son film À bientôt j’espère en 1967 – que le coffret DVD contient également.
Ce riche coffret contient en fait trois types de films estampillés Marker :
1) des films de montage réalisés à partir d’images récupérées : Le fond de l’air est rouge à partir d’une montagne d’images de films militants, de télévision, etc., ou Puisqu’on vous dit que c’est possible sur la lutte des Lip en 1973, destiné à la coopérative de contre-information Scopcolor – film où l’on retrouve des images tournées par d’autres, comme les époux Roussopoulos ou d’autres collectifs militants ;
2) des réalisations de documentaires militants : À bientôt j’espère avec Mario Marret, ou La 6e Face du Pentagone avec François Reichenbach, sur une manifestation pacifiste de 1967 ; 3) des fictions sur des thèmes militants (mais non explicitement militantes) : 2084, film commandé par la CFDT, sorte d’essai désillusionné sur les notions de syndicalisme, de militantisme, d’utopie, et L’Ambassade sur un groupe réfugié dans une ambassade apparemment sud-américaine à cause d’un coup d’État.
La comparaison de ces films avec les films militants ou les images de télévision montre comment les films de Marker s’en détachent par le fait d’être à la fois des films militants et des films d’auteurs. Ainsi, la disjonction entre paroles et images, qui caractérise les reportages télévisés ou les films militants est chez Marker systématisée, grâce à l’usage du commentaire en voix off. Rappelons que cette voix off littéraire et rigoureuse est une marque de fabrique de Marker depuis son film le plus célèbre, La Jetée, court-métrage réalisé intégralement, à une exception près, en photos fixes. Dans L’Ambassade, c’est d’ailleurs dans l’accent amérindien de la voix off que réside tout l’effet du court-métrage. La voix parvient à créer une atmosphère dramatique et pesante de coup d’État et de répression à propos de ce qui semble n’être qu’un simple après-midi entre amis conviés chez lui par Chris Marker pour une sessions super‑8 – effet Koulechov poussé à l’extrême ; ainsi à propos d’une tortue : « Elle est la seule chose vivante de cette pièce qui ne se sente pas écrasée. » De même, les locaux de la sécurité nationale ressemblent étrangement à un bâtiment bien connu des étudiants parisiens…
En outre, contrairement aux images de télévision qui se contentent de cadrer, Marker, quand il tourne ou monte, privilégie toujours le mouvement pour appréhender le mouvement : zooms, visages en gros plan, panos, etc. Pour saisir le souffle militant, les images se caractérisent aussi par du débordement (expliquant les 180 minutes de Le fond de l’air est rouge). C’est ce mouvement qui permet la compilation d’images hétéroclites et d’origines diverses, par exemple dans Puisqu’on vous dit que c’est possible sur les Lip : noir et blanc ou couleur, journalistes ou militants, discours ou manifestations. Le film sur les Lip de Marker est d’ailleurs à mettre en perspective avec celui réalisé par Christian Rouaud l’an dernier : on y trouve les mêmes acteurs, 30 ans après, tirant un peu au clair une action qui était à la fois épique et touffue en 1973.
Enfin, Marker travaille directement la notion d’icône, les fabriquant par le zoom et le commentaire comme ce jeune homme à la face ensanglantée dans La 6e Face du Pentagone. Bref, pour l’auteur Marker, il ne s’agit pas de créer seulement de l’actualité mais aussi de l’utopie, même si dans 2084 le constat est moins enthousiaste : les lettres « u‑t-o-p-i‑e » y forment désormais « t‑r-è-s-p-e-u-p-o-u-r-m-o‑i ». La 6e Face du Pentagone aboutit ainsi à l’icône la plus emblématique des manifestations pacifistes américaines : la jeune fille offrant une fleur aux soldats venus réprimer la protestation, immortalisée par la photo de Marc Riboud. Le film se termine d’ailleurs sur des photos fixes, qui sont comme une conclusion, puisqu’elles font des manifestants, in fine, des figures symboliques fixées sur cliché. Chris Marker restitue ainsi la manière dont une génération parvient alors à se constituer dans l’expérience militante et l’utopie, par de nouvelles pratiques – slogans, die-in, autodafés de livrets militaires : « j’ai changé » déclare une jeune protestante au soir de la manifestation.
Chris Marker décrit aussi la manière dont cette génération est près de basculer dans l’activisme. Le Pentagone est la cible de cet activisme, symbole de la force américaine : et il y a même comme un pressentiment de Marker à filmer ces Boeing passant bruyamment au-dessus de Washington, comme s’ils allaient s’y écraser. On a l’impression que l’auteur a senti et pressenti les choses et la marche du monde au bon endroit, au bon moment. Films militants en même temps que films d’auteur, les propositions de Marker sont à redécouvrir.