La parution de deux nouveaux coffrets DVD/BR/Livre édités par Potemkine, agrémentés de nombreux bonus inédits, invite à se replonger dans les correspondances que tissent ces deux films emblématiques de Chris Marker.
De part et d’autre des vingt années qui les séparent, La Jetée (1963) et Sans Soleil (1983) se répondent, ou plus exactement se reflètent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les regards caméra des deux films comptent parmi les plans les plus célèbres de leur auteur. Le motif du reflet, essentiel dans le cinéma de Chris Marker, y trouve en effet sa forme la plus absolue, la plus évidente. Pour lui l’image filmée, en plus de répondre au regard du filmeur, permettrait de matérialiser le fonctionnement de la mémoire : les souvenirs ne seraient en effet rien d’autre que des reflets du passé qui se projetteraient non pas dans l’espace, comme ceux d’un miroir, mais dans le temps.
Dans La Jetée, des scientifiques d’un futur en ruines tentent de renvoyer un homme avant la catastrophe afin de récupérer des ressources nécessaires à la survie de l’humanité. Les souvenirs marquants du cobaye sont alors utilisés comme autant de points d’ancrage d’où pourrait ressurgir ce qui a depuis longtemps disparu. Le voyageur du temps se concentre ainsi sur des images fixes extraites de sa mémoire, avec l’idée que les autres, perdues dans l’oubli, vont surgir peu à peu du néant. Rapidement, apparaît le premier regard caméra du film : un visage de femme, peut-être la mère de l’homme, accompagné de cette formule prononcée en off : « un visage de bonheur, mais différent ». Des termes très proches sont employés par une autre voix off à l’occasion du premier plan de Sans Soleil, lui aussi un regard caméra : « trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur. ». Le début du voyage au cœur de la mémoire commence donc par la prise en considération de la différence entre le souvenir et son objet. On ne sait rien de cette femme ni de ces enfants ; on n’en retrouve que l’image, version altérée du passé privée de tout contexte. Mais ces reflets ne sont pas pour autant la seule projection tronquée de la réalité, et témoignent d’autre chose dont il est, à ce stade du film, difficile de définir la nature. La seule chose que les narrateurs peuvent affirmer avec précision pour le moment, c’est que la route qui les a menés vers eux s’est tracée le long d’une même émotion : le bonheur.
Chris Marker inscrit donc l’émotion que procure un souvenir comme le point de départ autour duquel tout peut se reconstruire. C’est en tous cas ce qu’explique le mystérieux protagoniste de Sans Soleil qui, lui aussi, voyage dans le temps. Le but de sa quête s’avère plus nébuleux que celui du personnage de La Jetée. Dans un premier temps, une unique question se pose, celle de savoir ce qui peut succéder à une image de bonheur. C’est la fonction du montage qui est ici interrogée, en cela qu’elle révèle une direction. Un mouvement s’opère, précédé par cette évidente question : vers où – ou plutôt, puisqu’il s’agit d’un voyage dans le temps – vers quand ? Le voyageur-monteur décide finalement de placer à cet endroit un fond noir, un choix comparable à l’insert d’une image de ruines après le premier regard caméra de La Jetée. À la suite de la vie vient la mort, ou pour reprendre les mots de Sans Soleil, le « non-être » succède à « l’être ». Voilà justement la quête de ce mystérieux voyageur présentée plus tard dans le film : saisir la véritable « fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers » (Sans Soleil). Venu d’un futur de « mémoire totale », dans lequel l’intégralité des images de toutes les époques seraient désormais accessibles sans aucune contrainte (comment ne pas penser que Marker a l’intuition d’internet ?), il cherche à retrouver l’incomplétude des souvenirs pour avoir la liberté de les interpréter. La mémoire, comme le montage, procède en effet d’une réécriture. Libre à celui qui accède à une vision incomplète du passé d’y distinguer le bonheur ou la tristesse, la vie ou la mort, de « voir à travers la cloison » pour reprendre l’expression du narrateur de Sans Soleil. « Si l’on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir » plaisante-t-il.
Reflets sans corps
Revenons au regard-caméra qui permet d’entamer le voyage. Cette approche révèle à quel point les habitants de ces souvenirs ont un rôle à jouer. Qui sont-ils par rapport aux êtres du passé : leurs spectres, leurs copies, leurs ombres ? Plutôt, là encore, leurs reflets. Marker s’interroge à plusieurs reprises à ce propos, notamment par l’évocation de ce film fondateur qu’est Vertigo d’Hitchcock, cité dans La Jetée et plus encore dans Sans Soleil. Il y est question de la quête désespérée de Scottie (James Stewart), un ancien policier cherchant à guérir sa peur du vide. Mais le vertige en question n’est pas celui de l’espace, rappelle Marker, c’est « en réalité le vertige du Temps » (Sans Soleil). Au premier stade de sa folie, Scottie envisage que la pleine conscience de la vie suffirait à en conjurer la fin. Puis, constatant son impuissance à empêcher la mort de sa bien-aimée Madeleine, il s’enfonce dans le projet délirant de la faire revenir par la résurrection de son image, au point de plus différencier l’être perdu de son reflet. Mais n’avait-il pas justement aimé que cette image depuis le début, plus que la femme elle-même ? Ce projet le conduit irrémédiablement vers une nouvelle mort au terme d’une trajectoire circulaire qui n’est pas sans rappeler celle du personnage de La Jetée, film-reflet composé de nombreuses images inspirées des souvenirs de Vertigo. « On ne s’échappe pas du temps », rappelle la voix off du film de Marker en guise de conclusion. Mais pour Marker cette spirale n’explique pas nécessairement l’échec de Scottie, puisqu’il s’agirait là de la véritable forme du temps. C’est plutôt son attitude vis-à-vis de l’image de celle qu’il aime qui est en cause, en cela qu’il la traite comme sa propriété, la remodelant indéfiniment pour la faire correspondre à son fantasme dans le but inaccessible de retrouver l’être dans son reflet. Enfoncé dans sa folie, Scottie se prive alors de la capacité de voir que le double de sa femme l’aimait sincèrement, ce qui aurait pu suffire à le sauver. De La Jetée à Sans Soleil, les personnages-narrateurs semblent poursuivre une même quête pour répondre à cette question : comment ne pas sombrer dans la folie face aux terribles reflets que nous renvoie la spirale du temps ?
L’égalité du regard
Marker fait ainsi l’hypothèse que « l’égalité du regard », notion définie dans Sans Soleil comme le « seuil en-dessous duquel tout en homme en vaut un autre et le sait », pourrait constituer un début de réponse. Le narrateur l’évoque à propos des lieux dans lesquels toute position surplombante pourrait disparaître – par exemple un bistrot tokyoïte, dans lequel il boit un verre avec les oubliés du système japonais. Mais cette égalité pourrait tout aussi bien concerner les échanges entre le monteur et les êtres qui peuplent ses images. Après tout, « [l]’enjeu du XXème siècle est la cohabitation des temps » rappelle Marker. Or, de part et d’autre du moniteur du banc de montage, le présent contemple le passé. Peut-être est-ce en ce lieu que la rencontre des temps peut vraiment avoir lieu, pour peu que le monteur n’adopte pas une posture de prédation envers ses images. Passionné d’histoire, Chris Marker n’interroge rien de moins que le rapport aux traces du passé : grâce au cinéma, il serait enfin possible de laisser d’autres époques s’exprimer au lieu de les corseter dans des narrations écrites à l’avance.
Allons même plus loin : ces images pourraient être dotées d’un véritable pouvoir magique si on les laissait s’exprimer. À ce titre, le second regard-caméra de La Jetée, celui de la femme aimée, fait démarrer le seul plan animé d’un film jusque-là intégralement constitué d’images fixes. Le souvenir d’un instant partagé serait-il plus propice encore que celui, plus général, de l’être disparu pour faire revenir la vie ? L’image en elle-même suffirait-elle, coupée de tout ce qui l’entoure et la justifie ? La séquence du marché du Cap-Vert de Sans Soleil pousse plus loin ce constat, l’échange de regards avec une inconnue composant l’intégralité du souvenir. Ce n’est pas la femme dont le voyageur du temps se rappelle (il ne l’a jamais connue), mais son regard, traversant le miroir de l’écran dans l’autre sens, du rush vers le regard du filmeur/monteur. La richesse et le trouble que contient ce regard long d’une seule image n’a en rien besoin d’être inscrit dans un contexte si ce n’est, comme dans Sans Soleil, la restitution des pensées qui traversent l’esprit du filmeur à ce même moment. En racontant ce qu’il ressent à ce moment précis, le narrateur se replace de nouveau dans le marché, à la même hauteur que cette inconnue – il voyage dans le temps et la retrouve grâce à ce geste du souvenir, grâce au montage, de la même manière que le voyageur de La Jetée.
Les reflets de la spirale du temps
Scottie ne parvient pas à vivre avec le souvenir de Madeleine, en cela qu’il est condamné à la voir mourir encore et encore, pas plus que le voyageur de La Jetée ne parvient à être en paix avec le souvenir de la femme aimée, succombant de vouloir la rejoindre dans le passé. Sans Soleil peut alors se voir comme une troisième tentative, Chris Marker y cherchant de nouveau à plonger parmi les reflets du passé sans risquer de s’y perdre. Le seul moyen de s’extraire de cette mortifère fascination du XXème siècle envers les images, au point de les confondre avec la réalité dont elles sont extraites, serait ainsi de considérer que le film ne capture en rien une réalité, mais seulement les « contours de ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore » (Sans Soleil). De la même manière que pour la mémoire et l’histoire des hommes, les interstices et les mystères constitueraient alors les véritables machines à voyager dans le temps. Cette frustration de l’inaccessible, cette difficile acceptation de l’incompréhension, voilà ce qui permettrait de développer une véritable affinité avec ce que l’on retrouve au contact des images. « On reconnaît un souvenir à la cicatrice qu’il laisse », nous dit le narrateur de La Jetée, « ce qui demeure, c’est une plaie sans corps » rajoute celui de Sans Soleil.
Les images permettent au voyageur de Sans Soleil de se réconcilier avec le temps. En échange, il leur doit bien quelque chose. À la fin du film, Marker, inspiré par son observation des rites japonais, envisage ainsi de libérer les personnes capturées dans ses images, leur souhaitant de « connaître la paix ». Il entreprend ensuite de délester ses plans « du mensonge qui avait prolongé l’existence de ces instants avalés par la Spirale » en les confiant à son ami japonais Hayao Yamaneko , celui qui les modifie avec ses machines, pour ne plus donner à en voir qu’une version inversée – un envers. Les images ne seraient alors plus considérées comme une « forme compacte et transportable d’une réalité déjà inaccessible », mais plutôt comparés à des « graffitis électroniques » sur le point de traverser les époques de la même manière que ces inscriptions coupées peu à peu du contexte qui avait inspiré leurs auteurs. Le résultat est offert à la Zone, océan futur traversé de flux d’images partagées, transformées, répétées à l’infini, dans lequel « chacun composera sa liste des choses qui font battre le cœur, pour l’offrir ou l’effacer ». Au terme du film, on se rend compte à quel point Marker a, des années durant, patiemment tracé une voie pour naviguer vers l’avenir de l’image filmée, cette Zone désormais bien réelle dans laquelle chacun peut à la fois être créateur et spectateur. Mais surtout, il a partagé avec La Jetée et Sans Soleil deux expériences essentielles sur le délicieux danger auquel chacun s’expose tôt ou tard au moment de plonger son regard dans les reflets de la spirale du temps.