L’actualité autour de Chris Marker bat son plein entre reprises en salles (Le Joli Mai, Sans soleil, Le fond de l’air est rouge, un programme de courts), le défi – et quel défi ! – réussi d’une rétrospective intégrale au Centre Pompidou, publications de numéros ou dossiers spéciaux (les revues Bref et Vertigo) et éditions DVD. Concernant ces dernières, « Planète Chris Marker » n’est pas la moindre, en raison du panel de films et du soin accordé aux suppléments nombreux, pertinents et passionnants.
Quatorze films de Chris Marker, voilà qui est intimidant lorsqu’on aborde cet ensemble, notamment pour « affronter » une telle diversité de gestes cinématographiques réalisés entre 1962 et 2004 – entre les expérimentations documentaires ou fictionnelles (dont La Jetée, film on ne peut plus emblématique), entre le vent de l’histoire (le segment du film collectif Loin du Vietnam, La Sixième Face du Pentagone) et les méditations sur les relations de cette dernière au cinéma (Le fond de l’air est rouge, Le Tombeau d’Alexandre), ou plus précisément sur le 7e art (A.K. Akira Kurosawa). Et, évidemment, la passion des chats, perceptible dès l’ouverture du cartoonesque Dimanche à Pékin (1958, non présent dans cette édition) et qui donne lieu en 2004 à Chats perchés, savoureuse enquête sur les pas des félins souriants qui s’affichent sur les hauteurs des bâtiments de Paris. Bref, avec la réunion de ces films dans ce coffret, on pourra éprouver toute la variété de l’œuvre markerien.
Pour celui que l’on a quitté en laborantin reclus, il émane de ce parcours en une dizaine de films combien Chris Marker s’est fortement projeté parmi le monde et ses soubresauts (particulièrement ici la contestation dans les années 1960, notamment contre la guerre du Vietnam), tout en s’autorisant un retour réflexif sur ses années agitées dans un des jalons du film de montage d’archives : Le fond de l’air est rouge (1977, ci-dessus). Et encore, on s’arrête aux films présents dans cette édition, car Marker fut présent sur d’autres fronts, le Chili notamment, avec un rôle logistique décisif pour la réalisation de La Bataille du Chili de Patricio Guzmán – La Solitude du chanteur de fond (1974) y fait ici écho puisque Montand chante ce soir là pour les réfugiés chiliens. Et du destin collectif à l’individu, s’impose Mémoires pour Simone (1986, ci-dessous). Les archives personnelles de Simone Signoret furent en effet ouvertes par Yves Montant à Chris Marker afin qu’il en réalise le portrait, dans lequel s’engouffrent évidemment les engagements résolus de l’actrice.
Parmi le monde mais aussi avec le monde, tant Chris Marker a opéré dans une sorte de réseau cinématographique à géométrie variable, avec à la clef d’innombrables collaborations ; avec Pierre Lhomme (Le Joli Mai), avec le groupe SLON pour La 6e Face du Pentagone, dont le générique très marqué par l’esprit de cette époque compte indistinctement Marker, mais aussi Bonfanti, Carlos, Reichenbach, Visa 34061, Hell No, Snoopy, Manifestants, US Marshall, You, Me… Dans le même état d’esprit, A bientôt j’espère (1967) émane lui aussi du groupe SLON et visait à faire connaître la lutte des ouvriers de Rhodiacéta à Besançon. On sait que ce film va jouer un rôle décisif dans la constitution des groupes Medvedkine, dont le fondement fut que les ouvriers devinrent metteurs en scène de leurs lutte, et de leur propre représentation ainsi non médiatisée par le regard d’un auteur et d’un cinéaste professionnel.
Alexandre Medvedkine justement ; autour de l’auteur du Bonheur (1931), Chris Marker a tissé un réseau de films puisque le cinéaste soviétique ne cessera d’être présent dans le cinéma de Chris Marker à partir des années 1970. Un passage (issu d’une lettre filmée datant de 1988) en forme d’hommage à Tarkovski dans Une journée d’Andreï Arsenevitch (1999) ; Un train en marche (1971), court métrage à propos du kinopoïezd initié par le cinéaste en 1932. Ce train-studio parcourut le pays en une année, diffusant la jeune révolution au moyen de ce que Lénine considéra comme le premier des arts : le cinéma. Ce train auto-suffisant – par sa capacité à couvrir toute la chaîne de fabrication d’un film, d’amont en aval, de la production à la diffusion – a constitué, on le comprend aisément, une fascination et une séduction durables sur Marker, qui l’a plus ou moins mis en œuvre, d’une façon très personnelle, dans l’insularité de son appartement-studio.
Présent dans ce coffret, Le Tombeau d’Alexandre (1993) peut être considéré comme un film-somme sur un homme qui meurt à l’heure du dépôt de bilan de l’URSS. L’enthousiasme d’un Train en marche laisse place à un film mélancolique, sans concessions, sur le deuil d’un pays et, conjointement, d’un cinéma. Mais cela ne constitue point une désillusion chez Marker qui, on le sait, n’a jamais cessé d’être jusqu’à sa disparition cet inlassable aventurier et expérimentateur, toujours en quête de quelque utopie cinématographique.