Si la révolution gronde en Grèce et au Québec, il est un lieu où elle peut s’afficher à loisir : le cinéma. Dans Le Grand Soir, nouveau délire fabuliste du duo grolandais Delépine/Kervern, une zone périurbaine se mue en décor de western où une fratrie atypique prépare l’insurrection sur fond de musique punk.
Not (Benoît Poelvoorde) est le plus vieux punk à chien d’Europe. Marginal assumé, il se heurte à la docilité politique de son frère Jean-Pierre (Albert Dupontel), vendeur de matelas méprisé par son patron. Mais la crise rôde et tandis que Not déserte le centre-ville pour zoner dans le centre commercial où officie son frangin, celui-ci est viré sans ménagement. Jean-Pierre, déboussolé, trouve alors en Not un soutien inattendu. Forts de leur complicité retrouvée, les deux frères décident de réveiller les consciences des nombreux clients qui consomment aveuglément autour d’eux et préparent activement le Grand Soir.
Alors qu’Aaltra et Avida lorgnaient vers un cinéma quasi expérimental, poétique et allégorique, Le Grand Soir a les deux rangers bien ancrées dans la boue de la réalité. Prenant à bras le corps la crise philosophique qui parcourt l’échine du monde capitaliste, les deux réalisateurs interrogent l’inertie de la classe laborieuse (incarnée par Jean-Pierre et les parents, patrons de la Pataterie), en regard de la prise de distance extrême de Not, outcast volontaire, épris de liberté. Le Grand Soir participe ainsi de la réflexion contemporaine face à l’effondrement d’un système, par l’entremise de l’éclatement de la bulle de Jean-Pierre. Largué par sa femme, dégagé par son patron, incapable de mettre fin à ses jours (une immolation par le feu qui fait pschitt), le personnage campé par Dupontel synthétise à lui seul le mal-être d’une société. Société à laquelle il veut désespérément appartenir mais qui lui claque la porte au nez. L’ambition du film des Grolandais est grande et ô surprise, leur réussite l’est tout autant.
Filmée comme dans un western, à coup de grand angle et d’une lumière quasi technicolor, cette banlieue, tête de gondole d’un consumérisme effréné ressemble à s’y méprendre aux villes éclatées du grand ouest américain : ici un fast-food (le saloon), là un hypermarché (l’épicerie d’antan). La dissémination topographique typique de ces zones consuméristes offre un espace d’errance idéale aux deux personnages en quête de liberté. Soulignée par des morceaux interprétés à l’harmonica par Bashung, la gémellité des deux univers explose à l’écran.
Mais l’astucieuse mise en scène de Delépine et Kervern ne s’arrête pas là. Suivant le fil révolutionnaire en germe dans le titre du film, ils déconstruisent leur récit en le scandant de rêveries en forme de concert des Wampas. Stagediving, pogo, bière, tous les artefacts propres au mouvement punk constituent le cœur du métrage et sa singularité. Not embarque son frère dans son monde, où l’on apprend à marcher au sens propre, où l’on croise des suicidaires joyeux, où les apparents proscrits vivent finalement à plein poumon, le cœur léger. Le Grand Soir invite à une virée à tombeau ouvert, drôle et touchante, barrée et politisée. Un grand film en somme.