Allongée sur un transat, sous la véranda en pleine construction d’un petit pavillon du Pas-de-Calais, Marie (Blanche Gardin) regarde vers le ciel et soupire : « Tous nos problèmes, vus de la Lune… ». Et la caméra de Kervern et Delépine d’appuyer aussitôt sa pensée en s’élevant au-dessus du lotissement, dépassant les nuages jusqu’à atteindre la surface de la Lune, depuis laquelle, en effet, les problèmes de Marie et de ses deux voisins – Bertrand (Denis Podalydès) et Christine (Corinne Masiero) – semblent soudain minuscules. Contrairement à ce que ce décentrement final pourrait laisser penser, Effacer l’historique n’a rien de distancié ni de « lunaire » et pose un regard très concret et terre-à-terre sur son sujet (les dérives des technologies numériques), privilégiant toujours la transparence d’une satire univoque aux aspects plus éthérés voire poétiques d’une modernité souvent absurde, que son scénario appréhende pourtant par intermittences, que ce soit au détour d’une vague allusion à En attendant Godot ou d’une idylle homme/machine rappelant Her de Spike Jonze.
Ce caractère résolument concret du film se traduit d’abord par un quadrillage très précis de l’espace, qui permet d’appréhender sous divers angles la France périurbaine où se situe le récit. Outre le lotissement où vivent les trois protagonistes, Kervern et Delépine filment ainsi les trajets en bus, les supermarchés et les bistrots, les agences d’intérim, les banques et les bars pour célibataires. Tout autour, la campagne, dans laquelle on doit s’enfoncer toujours un peu plus pour rejoindre des services publics de moins en moins nombreux. Au centre, un rond-point (« notre rond-point », dira Christine) qui tient lieu de monument aux luttes passées : les Gilets jaunes constituent à la fois un hors-champ du scénario, le lieu d’une rencontre passée entre les personnages, et l’arrière-plan politique d’un film qui reprend à son compte les thématiques principales du mouvement (fracture sociale, précarité économique, phénomènes de désertification, dérives du capitalisme, etc.).
En plus d’explorer ce territoire relativement peu représenté au cinéma, le film entend proposer une radiographie tout aussi précise des différentes formes d’emprise exercées par les technologies sur notre quotidien. Qu’il s’agisse des « Captcha », de l’enregistrement des cookies, ou encore de la recherche d’un chargeur perdu au milieu d’un inextricable nœud de câbles, Effacer l’historique joue assez habilement d’un comique de situation fondé sur notre expérience commune du numérique. Malheureusement, ces fragments sont noyés dans un flot ininterrompu de sujets (harcèlement, chantage à la sextape, notation des chauffeurs VTC, caractère addictif des séries, matérialisme des adolescents, surendettement, épuisement des livreurs à vélo, etc.) que le scénario raccroche plus ou moins adroitement au thème central des nouvelles technologies. Le résultat prend la forme d’un récit particulièrement statique qui se contente, pendant près d’une heure et demie et avant un changement de décor tardif (on est loin des road movies Mammuth ou Saint Amour), d’accumuler les griefs contre la société contemporaine. Une impression de sur-place renforcée par la mise en scène, qui privilégie les plans fixes pour capter avec une apparence de neutralité les germes de l’aliénation disséminés dans notre monde moderne : à deux reprises, les corps des personnages s’effacent ainsi derrière les slogans consensuels qui envahissent le décor – une « Zone de bien-vivre ensemble » devant le guichet de la poste, ou la formule « Ensemble, laissons une trace » inscrite sur les portes automatiques de l’aéroport.
Chasser les nuages
Mais là où le film déçoit le plus, c’est dans sa manière d’épouser sans réserve l’incapacité des personnages à penser le caractère abstrait des technologies numériques. Kervern et Delépine en tirent une suite d’effets comiques parfois efficaces, mais trop répétitifs. On menace un ordinateur avec une tronçonneuse, on rêve d’un centre de données où il suffirait, pour se repérer, de chercher l’étiquette « SEXTAPE HAUTS-DE-FRANCE » et on traduit son problème dans un anglais concis et imagé (« My pussy is in the cloud »). Jamais le film ne prend de distance à l’égard de ses trois Don Quichotte, perdus au milieu d’un champ d’éoliennes pour y débusquer le grand méchant cloud. En résulte un certain manichéisme consistant à réduire la machine à un ennemi invisible en passe de remplacer l’espèce humaine. Une thèse darwiniste à laquelle la jeunesse, assez peu présente dans le scénario, n’offre pas de contrepoint valable : quand Marie s’enthousiasme que son jeune voisin de bus lise encore des livres, celui-ci lui révèle qu’il s’agit en réalité d’un guide pour mieux choisir son téléphone portable.
Le film trouve finalement l’un de ses gags les plus drôles dans une scène où un traducteur électronique resté allumé répète sur un ton monocorde et avec un fort accent américain les « Oh là là ! » et les « Oh non ! » désespérés de Blanche Gardin. Là, la technologie cesse d’être l’ennemi invisible pour redevenir cet objet concret que l’intelligence artificielle (c’est-à-dire, en l’occurrence, une intelligence limitée) rend parfois dérisoire, voire franchement risible. On regrettera donc qu’Effacer l’historique ne creuse pas davantage ce sillon comique et que le regard qu’il porte sur le numérique reste, jusqu’au bout, univoque et accusateur. La réhabilitation de la figure de l’adolescent s’opère d’ailleurs sous la forme d’une déclaration d’amour par pots de yaourt interposés, comme si l’accès à la pureté du sentiment devait nécessairement passer par un retour à l’enfance des outils de communication. Si le film ne manque pas d’arguments pour étayer les doutes que Kervern et Delépine semblent vouloir formuler quant à la notion même de progrès technologique, on reste plus dubitatif face à la leçon sur laquelle il s’achève, et qui témoigne d’un fantasme de retour en arrière sans nuance : « Avec rien, tout est plus simple, tout est plus clair ».