Retour au cinéma de l’un des tandems les plus fous de la télévision française, Avida est un film absurde, violent, drôle. Ce n’est pourtant pas le tout venant de la comédie française, plutôt une tentative provocatrice de cinéma atypique et dérangeant, formellement plus voisine d’un Tati sous ecstasy que d’un Patrice Leconte carburant au chianti. Le film propose une vision de l’homme proche de l’animalité où se croise un riche panel de névroses et folies en tout genre. Ou quand l’angoisse de la mort prend la forme d’un cirque humain.
Avida est un film à l’histoire quasi irracontable. Elle se résumerait plutôt en une série de tableaux autour de personnages aux comportements touchant à la folie douce comme dure. Pour faire court, il s’agit du récit d’un sourd muet (Gustave Kervern) qui, après avoir tué accidentellement son patron pour lequel il joue avec des chiens (!), rencontre deux drogués aux tranquillisants pour éléphants (l’un des deux est interprété par Benoît Delépine) qui s’occupent plus ou moins d’un zoo. Les trois compères organisent alors l’enlèvement du chien d’une milliardaire, la plantureuse Avida, mangeuse de chips et suicidaire dans l’âme…
Film surprenant, Avida l’est sur tous les plans. En premier lieu parce que le passage de la télé (les deux réalisateurs sont déjà les auteurs du cultissime Groland, sur Canal +) au cinéma permet un changement radical dans la forme. Il ne s’agit pas d’adapter la recette de l’émission au grand écran, mais bien de créer une forme qui épouse toutes les possibilités du cinéma. C’est-à-dire, dans le cas d’Avida, une radicalité impossible à la télévision. Les deux « Grolandais » cherchent ici, comme ils l’avaient déjà fait dans Aaltra, à élargir leur champ d’action. Le film, tourné dans un noir et blanc crasseux, se déploie avec une lenteur de cauchemar. Sur un scénario quasi exempt de dialogues, l’histoire s’efface pour faire place à une sorte de mise en espace absurde de l’humanité. Ni série de sketches s’enfilant comme des perles (comme c’est souvent le cas dans ce genre de transfuge télé/cinéma), ni détournement d’une forme déjà existante (contrairement à Groland, qui tourne en dérision la grande messe du 20h). Exit aussi les considérations politiques anarchistes à la Hara-Kiri : Avida préfère s’aventurer sur un territoire inconnu, celui de la fable absurde et sans concession. La démarche y gagne une profondeur poétique rare et révèle l’univers, très personnel et parfaitement maîtrisé, de ses créateurs.
Avida force l’admiration tant il va jusqu’au bout de sa logique radicale et de son traitement des sujets les plus graves et les plus métaphysiques. La mise en scène fait la part belle à un comique en sourdine, latent, fruit du non-sens du propos et des personnages. On est ici plus proche d’un burlesque absurde qui s’abreuverait à Tati (les scènes du début avec Jean Claude Carrière et sa maison fonctionnant uniquement avec une télécommande) et à Kaurismäki (maître revendiqué) que de la comédie française telle qu’on la connaît (fondée le plus souvent sur le dialogue). Le film se démarque aussi des comédies noires traditionnelles par son refus du gag triomphant dans l’horreur et le choquant. Ici la démarche est nettement plus originale, car ce qui est bousculé avant tout, c’est la conception même du cinéma. Le comique y est employé comme un élément naturel parmi d’autres, une réaction obligée devant l’incongru des situations mises en scène. Il provoque ainsi un certain malaise qui peut aller jusqu’à la répulsion. Les auteurs ne semblent pas forcer les spectateurs dans leurs ressentis pendant la projection, et le rejet pur et simple semble pouvoir trouver sa place, comme faisant partie intégrante du projet. Car le comique de Avida se place sur la corde raide de son principe, ne cherchant ni à divertir, ni à provoquer du « plaisir ». Bien au contraire : l’illogisme du monde, donné comme tel, permet d’aborder frontalement les sujets les plus dérangeants.
Rompant avec tout réalisme au profit d’un jeu de marionnettes onirique, Avida est un film angoissé, où le destin de ses protagonistes oscillerait entre humanité et animalité. Comme des funambules aux portes de la folie, qui prendrait la forme d’une idiotie incontrôlable, les personnages d’Avida se perdent dans un monde où la seule loi est le machinal le plus grotesque et le plus violent. De ce constat découle une fascination pour la mort et le morbide, qui apparaît comme le clou final de cette étrange comédie humaine.
Filmant tous types d’animaux (de l’éléphant au scarabée) avec le même intérêt que pour les hommes, dans une cosmologie un peu fourre tout, le regard se veut d’un désespoir sans limite. Non loin pour le coup des Idiots de Lars von Trier, où la bêtise rejoignait une certaine forme de monstruosité. Celle de l’homme en général et de son devenir dans notre époque en particulier, qui l’aurait vu atteindre son plus haut niveau de sociabilité sans en perdre ses instincts primaires qui le rappellent sans cesse à l’ordre. Restent alors des marionnettes, murées dans leurs folies (le personnage interprété par Sanseverino), leurs postures (Delépine et sa tête sans cesse enroulée dans du scotch), leurs corps (le personnage de Kervern sourd muet, les nombreux trisomiques qui peuplent le film…), qui témoigneraient d’une riche gamme d’une démence universelle, aussi bien physique que mentale. Pourtant, au détour d’un plan, la beauté perce, comme avec le chant de la malienne Rokia Traoré qui, sans apporter espoir ou renouveau, met un peu de clarté dans ce monde opaque et claustrophobe. On pense alors à une phrase de Marcel Duchamp, reprise par Les Shadocks, qui irait comme un gant à cette fantaisie qui confirme le talent multiforme de ses réalisateurs : « Il n’y a pas de solution, parce qu’il n’y a pas de problème. »