Avec Ablations, le scénariste Benoît Delépine a donné sa chance au jeune réalisateur Arnold de Parscau pour une histoire étonnante, sorte de série noire aux accents surréalistes et très personnels. C’est donc, fort heureusement, en plein jour, dans un café et loin de toute possibilité d’un vol d’organe quelconque que nous les avons rencontrés. Entre enthousiasme créatif et résignation commerciale, quelques mots avec des gens qui, tout simplement, aiment le cinéma.
Est-ce que vous avez collaboré pour la réalisation ?
Benoît Delépine : Moi je suis scénariste toute l’année, je passe ma vie à écrire des sketches pour les autres. Avec Gustave Kervern, on écrit beaucoup pour Groland, j’écris pour une quinzaine de personnes : ce n’est pas une nouveauté d’écrire pour les autres. J’ai écrit pour la BD, les longs, les courts… C’est un exercice vraiment singulier, et il n’y a pas de partage des rôles quand il s’agit de mettre mon scénario en images. Je suis scénariste, Arnaud est réalisateur.
Arnold de Parscau : J’ai bénéficié d’une entière liberté – d’ailleurs, je ne sais pas si j’aurais réussi si on avait été tous les deux. Je ne suis pas sûr de réussir à travailler à deux, et je trouve impressionnant le travail que Benoît et Gustave parviennent à faire en binôme. Benoît m’a laissé carte blanche pour la réalisation : il n’est venu que le premier, et le dernier jour. Ça m’a aidé à réaliser vraiment ce que j’avais envie de faire. En revanche, on a beaucoup collaboré en préproduction : pour parler du scénario, de mes idées visuelles. Par la suite, j’ai été livré à moi-même.
Cette première réalisation n’a pas été trop intimidante ?
AdP : Si, forcément. Tout était nouveau pour moi, à une telle échelle. Je ne connaissais que les courts métrages, ça n’a rien à voir. 28 jours, avec une telle équipe… En plus, j’ai dû diriger des acteurs plutôt prestigieux ! Ça demandait une équipe vraiment volontaire, qui ne m’a jamais regardée de haut. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir cette équipe, ces comédiens, qui m’ont soutenu de A à Z…
BD : C’est une équipe que tu as en grande partie choisie. Il fallait déjà réussir à bien choisir ton équipe technique, ses acteurs.
AdP : L’équipe devait être à 80, 90% lilloise, parce qu’on a tourné dans la région Nord. Ce sont des gens formidables, j’ai été enchanté de tourner avec eux.
C’est le clip « Good Day Today » qui vous a réunis pour ce projet. L’univers visuel a beaucoup changé entre le clip et le film…
BD : Ah non, moi j’ai trouvé que c’était vraiment dans la droite ligne. Dans le clip, les idées visuelles étaient assez dingues, mais maîtrisées. On sentait que la direction d’acteurs était très fine. Ça évitait de sombrer dans le Grand Guignol. Cette atmosphère et ce mystère m’ont interpellé. C’est très important, pour moi, le mystère. Et je trouve qu’on le retrouve dans le film. Ce qui est beau, aussi, c’est que, dans le clip comme dans le film, on retrouve des passages qui semblent être créés grâce à des effets spéciaux modernes, alors qu’en fait ce sont des effets à l’ancienne, à la Méliès. Dans le long métrage aussi, on retrouve ces moments où on croit que les séquences sont impossibles sans les effets spéciaux, alors qu’il a utilisé des procédés très simples.
AdP : Je pense que Benoît fait référence au travelling avant sur Virginie Ledoyen. Le personnage est dans son bureau, la caméra avance sur elle et se focalise sur son œil. Puis, quand la caméra recule, le décor, sa coiffure et ses vêtements ont changé, sans qu’il n’y ait de coupe. On a fait ça en direct : on a fait reculer le décor pendant qu’on était sur son œil, le premier était une feuille qu’on a roulée, révélant le second et véritable décor.
C’est important, pour vous, ce rapport d’artisan au métier de cinéaste ?
AdP : Oui ! De plus en plus, les fonds verts font tout – c’est quasiment les graphistes qui font le film. Je me souviens du Dracula de Coppola, l’un des derniers films sans effets numériques. En voyant le making-off, j’ai été fasciné par les idées qu’il avait dû avoir, pour réaliser un effet qu’on pourrait faire en trois clics sur un ordinateur. Ça m’intéresse beaucoup plus à essayer de me casser la tête à trouver des choses manuelles plutôt que d’utiliser After Effects, et pouf voilà. Accessoirement, ça n’aurait pas été possible financièrement pour nous – mais surtout, c’est un état d’esprit qui n’est pas du tout le même. Pour l’instant, je ne suis pas du tout sensible à cette approche-là.
BD : Inversement, une de ses autres idées, quand le personnage tombe dans une marée de gélules à la fin du film, ce serait plus difficile en numérique : il faudra calculer le mouvement de chacune des gélule – des heures de travail. Arnold a réussi à tricher, en plaçant une surface de gélules sur un trampoline.
AdP : Oui, enfin, ça a quand même requis quelque chose comme un million de gélules ! Ce qu’il y a de bien, en plus, c’est qu’on s’éclate sur le tournage. Je pense que ça change aussi le rapport de l’acteur à son personnage, quand il joue véritablement la scène plutôt que sur un fond vert.
Benoît, vous aviez Denis Ménochet en tête dès le début, et tout le reste du casting a été constitué après. Pourquoi cet acteur particulièrement ?
BD : Quand j’imaginais vaguement les prémices du scénario, j’ai pensé à lui. Quand j’écris, j’ai besoin de voir quelqu’un, et je ne trouvais personne qui me donnait vraiment envie. Je ne voulais pas non plus quelqu’un de trop connu. Il fallait une certaine puissance pour ce personnage, que je ne trouvais pas dans les acteurs plus bankable, je les trouvais trop prévisibles. Ça ne me donnait pas envie d’écrire. Quand j’ai vu Inglourious Basterds, j’ai été très impressionné. C’est ça qui m’a donné envie d’écrire le film. Je l’ai appelé tout de suite…
Pour l’anecdote, je lui ai laissé un message en lui disant : « voilà, tu me connais pas, je m’appelle Benoît Delépine, j’ai envie d’écrire un film pour toi, mais je te rappellerai quand j’aurais fini ». Quelques mois après, je l’ai rappelé pour lui dire que j’avais fini, mais je m’attendais à ce qu’il me rappelle. Je me suis dit : « le mec, il est pas gêné, je me suis quand même fait chier pendant des mois, aucun coup de fil, rien »… J’ai fini par re-rappeler, et encore, et encore, jusqu’à ce qu’un mec me téléphone en disant : « ça suffit, vos coups de fil, je m’appelle Denis Ménochet, mais je suis pas du tout acteur ». J’avais appelé un anonyme pendant des mois. Alors, je suis passé par l’agent de Denis et ça a tout de suite été plus efficace.
Est-ce qu’on peut dire qu’Ablations critique la société occidentale urbaine, une sorte d’American Psycho à la française ?
BD : Oui, il y a un parti-pris politique net, sur la prédation économique, écologique, humaine… Moi, j’ai aimé inverser les rôles. On voit toujours ce type de fait divers (le vol d’un rein, NLDR) arriver dans les pays sous-développés, alors que ça arrive chez nous, ça change notre façon de percevoir le problème. Politiquement, ça m’intéressait vraiment.
Arnold, votre film évoque fortement la première époque de David Cronenberg…
AdP : Cronenberg, Lynch et Polanski sont des réalisateurs que j’admire énormément. Ils s’écartent du réel et nous plongent dans leur univers, à chaque film. Ils inventent un monde, et ça me plaît beaucoup. J’aime pouvoir faire des choses qui ne soient pas réalistes. Même si j’ai envie de développer un style personnel, forcément je m’inspire de ces gens-là – sans évidemment même m’approcher d’eux, mais bon… Dans le film, on est ancré dans la réalité, mais j’ai aimé y insérer des petits détails qui s’en écartent.
Le film est audacieux, à la fois esthétiquement et scénaristiquement. Vous ne pensez pas que ce sont des partis-pris un peu risqués ?
BD : Je suis SÛR que c’est trop audacieux. Personnellement, je pense que c’est un film qui tiendra mieux en télé qu’au cinéma. Peut-être que le film va faire peur.
AdP : On me reproche pas mal ces audaces de mise en scène. D’avoir voulu aller trop loin dans le symbolique. Je le revendique, je suis content d’avoir fait ça. Au moins, on le remarque. Peut-être qu’on ne le perçoit pas, mais il y a plusieurs degrés de lecture symbolique, caché dans les arrières-plans. En tout cas, je revendique ce que j’ai fait.
BD : J’avais la série Alfred Hitchcock présente à l’esprit quand j’ai écris le film. C’était des nouvelles noires, et j’adore ça, sous toutes les formes : BD, littérature… Des nouvelles noires, qui se terminent mal. Au cinéma, ça n’existe pas trop – plus trop. Alors, le film hésite entre les genres : c’est un fantastique, c’est un drame. C’est simplement un film d’humour noir. Je pense qu’Arnold a fait décoller le film plus haut que ce que j’avais en tête.
AdP : Il y a ceux qui sont touchés par le film, et d’autres pas du tout. Mais c’est pas si mal qu’il n’y ait pas de réactions tièdes. C’est toujours nourrissant d’écouter ceux qui n’aiment pas.
BD : Ce n’est pas évident d’amener les gens au cinéma, d’autant plus que les films dégagent très vite de l’affiche. Je suis vraiment content que le film ait été acheté par Ciné + et Canal – ils ont adoré – parce que je sais que ça va être un choc pour leurs spectateurs. Après, il aura une vraie vie en téléchargement.
AdP : Allez, même s’il ne fait que trois entrées au cinéma, il existe, et ça nous va bien, déjà.