De Louise, l’ouvrière qui envisageait de faire assassiner un patron-voyou pour se venger de la délocalisation de son entreprise (Louise-Michel), à Not, le « plus vieux punk à chien d’Europe » prêt à lancer la révolution dans une zone commerciale (Le Grand Soir), les héros de Kervern et Delépine tentent chacun leur tour de poursuivre des luttes que d’autres voudraient croire d’un autre temps. Après un Near Death Experience d’une noirceur aride et sans issue, Saint Amour semblait alors être l’occasion pour les réalisateurs de reprendre leur route là où ils l’avaient laissée. Ils nous proposent cette fois-ci un tour de France viticole aux côtés de Jean, éleveur bovin (Gérard Depardieu), de son fils Bruno (Benoît Poelvoorde), et du jeune chauffeur de taxi Mike (Vincent Lacoste). Mais si Kervern et Delépine sont toujours aussi à l’aise pour mettre en scène les absurdités liées à la normalisation mondialisée de nos modes de vie, l’embarrassante représentation de la France agricole qu’ils nous livrent à la fin du film a de quoi sérieusement laisser dubitatif.
Étrange modernité
Constatant le malaise de son fils, alcoolique et complexé par son statut d’agriculteur, Jean décide de quitter le salon de l’agriculture quelques jours pour parcourir en sa compagnie les principales routes des vins du pays. Sa véritable intention est en fait de le convaincre de reprendre la propriété familiale en lui démontrant qu’être agriculteur, ce n’est peut-être pas évident à assumer de nos jours, mais ce n’est pas pire qu’autre chose. Ils parcourent ainsi des régions en proie à toutes les précarisations (professionnelle, sociale, sentimentale), rencontrant au passage plusieurs femmes que Bruno tente vainement de conquérir. Au fil de leur voyage, nos trois personnages découvrent ainsi que le pays entier est soumis à cette fameuse extension du domaine de la lutte, pour reprendre l’idée du roman de Michel Houellebecq. L’auteur les accueille d’ailleurs lors de leur première escale, dans le rôle mémorable d’un hôte de logement loué sur internet, inaugurant une longue suite de situations tragi-comiques plutôt bien menées.
Ubérisation, langage commercial robotique, précarisation professionnelle des jeunes, numérisation des rencontres amoureuses… Kervern et Delépine dévoilent dans Saint Amour un regard acéré sur la décomposition économique et culturelle du pays. Et ils excellent dans cet exercice, combinant leur art consommé de la satire à une douce empathie pour leurs personnages, jusqu’aux plus secondaires. Face à eux, le duo familial formé par leurs deux complices de longue date est particulièrement émouvant, tandis qu’ils traînent leur bosse au fil des routes nationales et des centres-villes déserts. Aux antipodes de la mode du « cinéma social » moralisateur et paternaliste, Kervern et Delépine les baladent au gré d’un voyage dont la noirceur burlesque puise tantôt chez Jacques Tati, les mœurs « modernes » étant restitués comme autant d’étrangetés que personne ne semble remarquer sauf nos héros, ou même chez les frères Coen, la fausse naïveté de Jean rappelant par moment le rapport au monde du personnage de Frances McDormand dans Fargo (tous deux font le constat du malheur que les villes déversent sur les campagnes, et lui opposent une sérénité bienveillante). Nous sommes donc ici clairement en présence de ce que les réalisateurs savent faire de mieux, du moins jusqu’à la dernière partie du film.
Gueule de bois
Kervern et Delépine ont certes toujours marché sur un terrain accidenté, cédant parfois au cynisme d’une part et à la complaisance de l’autre, même s’ils s’en défendent vigoureusement. Mais il s’agit ici d’un autre problème, celui d’avoir laissé libre cours à la glorification d’un certain mode de vie champêtre fantasmé. Ayant finalement retrouvé leur amour propre via le personnage de Vénus (carrément), les trois compères se retrouvent ainsi tout sourire autour du vêlage d’une vache, annonçant la naissance prochaine d’un enfant. Oui, il s’agit bel et bien d’une véritable crèche, aussi peu orthodoxe soit-elle.
Kervern et Delépine se posent ainsi plus que jamais en grands défenseurs de la fameuse « France d’en bas », quel que soit son bord politique. On discerne dans leurs propos que le problème viendrait avant tout de la capitale, épicentre d’une société du spectacle génératrice de complexes pour tout le reste du pays. Ici, c’est le Salon de l’Agriculture qui est mis en cause (et c’est bien vu) : cet endroit où les taureaux sont coiffés pour être présentables devant la caméra, et où les producteurs sont contraints d’endosser des costumes soi-disant traditionnels pour discourir de leurs produits selon des termes culturels adéquats. Le seul moyen de redresser la tête serait ainsi de retrouver ce qui compte vraiment : l’amour de la terre et de la famille, les uniques valeurs authentiques – et tant pis si on ne connaît pas les noms de tous les cépages français. Cela vaudrait d’ailleurs aussi pour les citadins : le chauffeur de taxi parisien s’épanouira en partant lui aussi s’installer au vert. Cette lecture de la crise culturelle du pays peut comporter des éléments pertinents, mais elle s’avère tout de même gênante par certains raccourcis que l’on peut y discerner (une vie citadine artificielle opposée à la vérité de la vie à la campagne ?). Cette tendance au simplisme ainsi amenée par la fin est d’autant plus embarrassante que le dénouement du film, au lieu d’être lumineux et émouvant comme le souhaiteraient les réalisateurs, est tout simplement ridicule. Ne demeure donc que ce triste constat : transformer une étable en tableau caricatural d’une France à nouveau unie autour d’un modèle iconique faite de beaux animaux de la ferme et du visage rassurant de Gérard Depardieu, c’est mettre en scène une célébration tout aussi spectaculaire et coupée de la réalité que celle que Kervern et Delépine s’évertuaient justement à dénoncer.