Un ouvrage sous forme d’entretiens consacré au tandem Kervern/Delépine, voilà de quoi attiser la curiosité du lecteur. À travers un retour sur leurs parcours personnels, et notamment les interactions entre leur travail à la télévision et sur grand écran, ce livre dévoile avec générosité la teneur des influences du duo, ainsi que leurs aspirations en tant qu’hommes à la ville et au cinéma.
Figures iconoclastes du paysage cinématographique français, parfois relégués trop rapidement au rang de « réalisateurs grolandais », le duo Kervern/Delépine trace tranquillement son sillon, élaborant progressivement une œuvre qui marque par la cohérence de son propos sur la justice sociale, ponctuée par des élans poétiques et/ou surréalistes. Le contenu de ces entretiens s’avère être peu ou prou le même que celui de leurs films, entre embardées d’une grande drôlerie (le récit de leur parcours de jeunesse ou de leurs exactions plus récentes) et engagement plus souterrain en faveur des marginaux, des exclus, des oubliés de la société et du cinéma.
Se dessine à travers ce dialogue l’idée d’un cinéma de l’artisanat, du bricolage, où professionnels côtoient amateurs dans ce qui ressemble parfois à des opérations commando de tournage. L’impulsion semble être le véritable stimulus fondateur de ce cinéma, avec budget resserré et équipe réduite, et le sentiment que l’intuition et l’improvisation ont toute leur place dans le processus établi de la création d’un film. Il faut bien entendre comment Kervern et Delépine tentent les choses au culot (tourner Mammuth dans le format improbable du 16mm inversible par exemple, ou encore engager Brigitte Fontaine sur leur dernier film), avec la ferme intention de créer sur cette base une émulsion qui puisse servir leur travail, quitte à prendre le risque de se planter en chemin.
Mais ce qui ressort surtout très clairement à la lecture de cet ouvrage, c’est un attachement très fort aux personnes, aux personnalités de chacun, à l’importance du coup de cœur envers l’humain, car il n’est pas rare que nos deux réalisateurs engagent quelqu’un sans même connaître son travail. Ce rapport à la rencontre dresse un portrait plus intime, qui n’est pas sans rapport avec l’enfance solitaire de Kervern et l’isolement campagnard de Delépine. L’amour du cinéma est également omniprésent, et constitue le sel de ce dialogue, dans des tentatives de rapprochement et de distanciation avec d’autres œuvres parfois surprenantes (on y apprend par exemple que Delépine est un grand admirateur du Hors Satan de Bruno Dumont).
La question de la mise en scène prend aussi une part prépondérante dans la discussion, notamment sur le fonctionnement du duo et le partage des tâches, le refus du champ-contrechamp, les réécritures en cours de tournage et le positionnement de la caméra. Tous ces sujets sont abordés avec un certain pragmatisme et montrent que Kervern et Delépine ne sont pas forcément aussi indécis qu’ils veulent bien parfois le laisser entendre. Entre tentation pour un certain laxisme et renoncement à exercer leur métier d’une main de fer, le tandem a choisi une voie médiane, en écho à cet appel d’air que représente pour eux le cinéma, comme un clin d’œil lancé à ce désir de liberté qui caractérise la majorité de leurs personnages.