En réunissant dans un même ouvrage Robert de Niro et Al Pacino, « les deux plus grands acteurs que le cinéma américain ait engendrés depuis Montgomery Clift et Marlon Brando », Michel Cieutat et Christian Viviani n’ont pas cherché à écrire un énième livre de fans. Partant de la carrière des deux acteurs, ils portent un regard critique sur leur filmographie respective et décryptent leurs références personnelles et leurs techniques de jeu.
« Aujourd’hui encore, il arrive qu’on me félicite pour mon interprétation dans Raging Bull… » aime à raconter Al Pacino tant il est vrai que dans l’esprit du public il existe une très grande familiarité entre l’interprète de Michael Corleone et celui de Jake La Motta. Mais, dans les premières années de leur existence, peu de choses rapprochent les deux hommes. Ainsi on a par trop exagéré leur commune ascendance italienne : si Pacino est le fils d’un modeste tailleur de pierre d’origine sicilienne d’East Harlem, De Niro, issu du milieu intello et bourgeois de Greenwich Village, a été en partie élevé par sa grand-mère irlandaise. Si le premier intègre l’Actors Studio où il se lie à Lee Strasberg, le second suit les cours de Stella Adler au Conservatory of Acting. S’ensuivent pour chacun diverses expériences théâtrales et leurs premières apparitions à l’écran (The Wedding Party de C. Munroe, B. De Palma et W. Leach en 1963 pour Robert De Niro et Me, Natalie de Fred De Coe en 1969 pour Al Pacino). Au tournant de la trentaine, Pacino et De Niro se voient enfin offrir le rôle qui va consacrer leur talent d’interprète.
En 1972, Al Pacino est choisi par Francis Ford Coppola aux dépens de… De Niro (qui sera Vito Corleone jeune dans le deuxième opus), pour incarner le fils de Don Vito Corleone/Marlon Brando dans Le Parrain. Premier volet d’une collaboration de longue haleine (Le Parrain 2 en 1974 et Le Parrain 3 en 1990), c’est l’occasion pour Pacino de mettre en valeur son jeu sobre et efficace « les yeux observent, encaissent, avalent, implorent en silence et ce n’est qu’aux derniers instants qu’ils commandent ». L’Épouvantail de Jerry Schatzberg en 1973, Un après-midi de chien de Sidney Lumet en 1975 et surtout Le Parrain 2 confirment sa place « au panthéon des comédiens du nouveau cinéma américain » alors que des problèmes d’alcool et des déboires sentimentaux viennent entacher sa vie privée. Il effectue une série de mauvais choix écartant Apocalypse Now, Absence de malice, Les Moissons du ciel ou Cotton Club pour accepter La Chasse de William Friedkin ou Révolution de Hugh Hudson. Pendant cette période de relatif désert cinématographique, il se recentre sur son activité favorite : le théâtre. 1989 marque son retour à l’écran (Mélodie pour un meurtre de Harold Becker). L’année suivante il renoue avec Coppola pour la troisième et dernière partie du Parrain en apportant une dimension quasi shakespearienne à un Michael Corleone vieillissant. Gangsters et policiers se succèdent ensuite dans sa carrière (L’Impasse de De Palma, Heat de Mann, Donnie Brasco de Newell). À près de soixante ans il fait preuve de la même qualité de jeu qu’à ses débuts (L’Associé du diable de Hackford, L’Enfer du dimanche d’Oliver Stone…) et enchaîne les tournages en se laissant tout de même quelques parenthèses théâtrales indispensables à son épanouissement personnel et professionnel. Il est passé à plusieurs reprises derrière la caméra The Local Stigmatic en 1985, Looking for Richard en 1996 puis Chinese Coffee en 1997.
En 1976, après une première rencontre sur Mean Streets, Robert De Niro retrouve Martin Scorsese pour Taxi Driver « le film-clé de la décennie qui divisa l’opinion ». De Niro prépare minutieusement le rôle de Travis Bickle en conduisant pendant plusieurs semaines un taxi de nuit dans les rues de New York. De nombreuses improvisations lui permettent de s’émanciper de la simple interprétation pour participer activement à l’élaboration du film. On lui doit notamment la scène où Travis lance à un interlocuteur fantôme le désormais fameux : « You’re talking to me ? » réminiscence d’un exercice inventé par Stella Adler. Taxi Driver reçoit la Palme d’or à Cannes et si l’oscar du meilleur acteur échappe à De Niro (il l’obtient quatre ans plus tard), son statut de flamboyant interprète est désormais acquis. Dès lors, De Niro croisera à de nombreuses reprises le chemin de Scorsese (New York, New York en 1977, Raging Bull en 1980, La Valse des pantins en 1983, Les Affranchis en 1990, Les Nerfs à vif en 1991 Casino en 1995…) au point de devenir le héros scorsesien par excellence. La fin des années 1970 est aussi l’occasion de rencontres avec des réalisateurs prestigieux (Le Dernier Nabab d’Elia Kazan) ou en devenir (Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, 1900 de Bernardo Bertolucci). Ensuite, De Niro tourne beaucoup car ses activités de producteur (TriBeCa Productions) nécessitent de substantielles rentrées d’argent. Des films ouvertement commerciaux (Midnight Run de Martin Brest) se mêlent à des comédies (Mafia Blues de Harold Ramis ou Mon beau-père et moi de Jay Roach) pas toujours réussies. Il passe aussi à la réalisation avec Il était une fois le Bronx en 1993.
« Près de trente ans de carrières parallèles. Une fausse rencontre : Le Parrain 2e partie. Une vraie, enfin. Trois scènes ensemble, dont une de sept minutes et le film devient historique. » Heat de Michael Mann (offert avec le livre) était un véritable challenge − heureusement réussi − qu’aucun autre réalisateur n’avait tenté jusqu’alors et n’a retenté depuis. Un flic (Pacino), un truand (De Niro) s’affrontent, les deux acteurs rivalisent tant de perfection et de justesse qu’aucun ne ressort perdant de ce face à face (pas un seul plan ne les réunit) tant attendu. Deux virtuoses servant une même partition.
En consacrant plusieurs chapitres au jeu des deux acteurs et à leurs techniques parallèles de travail, Michel Cieutat et Christian Viviani se proposent aussi de décoder les interprétations de De Niro et de Pacino au regard de l’évolution de l’enseignement théâtral. Les héritages successifs de François Delsarte et la codification des gestes expressifs, de Charles Aubert et L’Art mimique, de Constantin Stanislavski avec la pratique de la « mémoire affective » (l’acteur fait coïncider l’expression du sentiment de son personnage avec ses souvenirs intimes) et la fameuse « Méthode », ou de Lev Koulechov et la mécanisation du jeu fusionnent et leur offrent une palette presque infinie leur permettant de composer leurs personnages et d’en adapter l’interprétation à la taille des plans.
Pacino et De Niro s’imposent une intense préparation pour chacun de leurs rôles, l’un comme l’autre mettent ainsi en pratique de manière rigoureuse et absolue la « Méthode ». Mais quand De Niro porte à son paroxysme le goût de la composition en faisant subir à son corps des transformations impressionnantes (prise de 30kg pour Raging Bull, perte de 18kg pour Bloody Mama de Roger Corman), Pacino reste modéré (sauf peut-être pour Big Boy Caprice dans Dick Tracy de Warren Beatty). Pacino et De Niro accumulent les informations « professionnelles » sur le personnage à incarner auprès d’hommes de terrain : policiers (Serpico de Sidney Lumet), pompiers (Backdraft de Ron Howard), coureurs automobiles (Bobby Deerfield de Sydney Pollack) ou psychiatres (L’Éveil de Penny Marshall). Pour Scarface de Brian De Palma, Al Pacino tient à tout savoir sur l’origine de sa future balafre (qui, pourquoi, avec quelle arme) et prend un dialect coach pour apprendre l’accent hispanique des Cubains de Floride. Robert De Niro passe plusieurs semaines en Italie pour reproduire à la perfection le phrasé de Don Corleone jeune et exige de porter des sous-vêtements en soie comme le vrai Al Capone dans Les Incorruptibles. De cette observation des détails et des attitudes naît une imprégnation inconsciente de la réalité dont dépend la crédibilité de l’interprétation. « Quand je travaille un rôle, mon but est d’atteindre le stade où l’on n’a plus besoin de jouer » constate Pacino en écho à l’affirmation de De Niro « le seul but de cette préparation est d’être absolument libre ensuite. C’est en cela qu’[elle] est importante. » C’est sans doute ce processus, qui vise à l’instinctivité du jeu, qui nourrit leur goût commun pour l’improvisation. Cet investissement total (mental, physique, émotionnel) tisse des liens intimes étroits entre l’interprète et son personnage, aussi, Pacino et De Niro partagent une même pudeur face aux journalistes qui les interrogent sur leurs méthodes de travail.
Ces deux New-Yorkais, figures emblématiques du melting-pot, ont incarné nombre de personnages menacés par la déliquescence des liens sociaux en milieu urbain et la folie latente. Par leurs collaborations avec Scorsese, Coppola ou De Palma, ils ont mis toute l’étendue de leur art au service d’une manière originale et hyperréaliste de filmer la violence mais « si De Niro est bien une émanation de la folie moderne ambiante, Pacino est le plus souvent un rempart, fût-il frêle […] contre cette démence. »