Fidèles au rendez-vous, les frères Dardenne reviennent avec une nouvelle histoire d’aliénation sociale. Faisant le tour des activités avilissantes du capitalisme moderne, le petit train wallon s’arrête en territoire connu : la clandestinité et ses inévitables charognards. Sans déroger à leurs préceptes moraux, les deux cinéastes explorent encore et toujours les mêmes obsessions, continuant par là même à incarner le canon d’un nouveau cinéma social à échelle européenne. Au grand dam de certains, lassés d’entendre la même récurrente petite musique, ou pour le plus grand plaisir de ceux qui considèrent qu’un tel sujet mérite un bachotage intensif.
Lorna est une jeune Albanaise réfugiée en Wallonie, antichambre du rêve européen. Afin d’obtenir la nationalité belge, elle accepte un petit marché pernicieux orchestré par un ponte de la mafia locale dénommé Fabio : d’un commun accord, Lorna et Claudy – junkie au dernier degré mais belge de sang – vivent artificiellement ensemble après un mariage blanc. Voulant profiter de l’état déliquescent de Claudy, Fabio projette de le tuer afin de refiler son Albanaise à un riche oligarque russe, désireux d’obtenir la pseudo-respectabilité européenne. La fausse question repose alors sur le fameux silence de Lorna : gardera-t-elle ce lourd fardeau moral en sourdine, pécuniairement récompensée, ou se dressera-t-elle contre l’autorité du boss sans scrupule ?
Le schéma est balisé, on reconnaît le dilemme posé douze ans plus tôt au petit Igor dans La Promesse : se taire et profiter ou dénoncer et tout perdre. Choix éthique et grand nœud dramatique à la solution évidente (mais qu’importe, ce n’est pas l’essentiel). D’abord inerte aux sentiments et détachée d’un Claudy en perdition, Lorna récupère son lot d’humanité de façon brutale, comme si une lame imperceptible tranchait sa cuirasse de combat qu’elle s’était forgée pour survivre. Le chemin de Lorna est à mettre en parallèle avec celui d’Igor qui, dans un soubresaut inattendu, se lève contre son père et son activité de marchand de sommeil. Comme une réfutation au déterminisme social : sa propre misère ne justifie pas l’exploitation de celle d’autrui. Plus que le choix, c’est le cheminement de Lorna vers la rédemption qui emporte le film.
Le film est l’occasion de la découverte d’une inconnue en la personne d’Arta Dobroshi qui campe le rôle de Lorna. Dénichée à Pristina, elle personnifie avec force un symbole, celui de la rédemption coupable. Jérémie Renier en Claudy est désarmant de déliquescence. C’est la grande dialectique de l’incarnation/désincarnation : quand Lorna se meut traversée par un rêve structurant son action (obtenir l’argent nécessaire à l’ouverture d’un snack avec son fiancé Socol), Claudy n’est plus contrôlé par aucune force, il se consume, la peau décharnée, l’âme desséchée. Fabio le mafieux (Fabrizio Rongione), oscille entre prévenance doucereuse et froide intransigeance : un portrait en trompe‑l’œil, plus nuancé que l’a priori universel du grand méchant. Les personnages du film remplissent tous des rôles déterminés et, disons-le, tracés à grands traits fonctionnalistes.
Cette volonté n’appuie que mieux l’atmosphère clinique de la situation. Un ton qui va de pair avec l’esthétique choisie, blafarde et sans aspérité : celle des néons et des lieux stérilisés. Lorna gravite entre des bars kebabs, des cybercafés ou des hôpitaux, tous sas d’entrée vers un monde froid et aseptisé qui se referme comme un piège à rats. Un parcours de la vie à la perte de conscience, d’un monde structuré par la loi et la morale à un no man’s land trouble sans repère. Toute l’histoire de Lorna est fondée sur sa volonté de sortir d’un tel carcan pour redécouvrir la lumière salvatrice, hors de la civilisation urbaine (dés-incarnation). Ironie de la misère : l’ataraxie recherchée par l’exode natal trouverait sa finalité hors de l’éden fantasmé. En lisière de l’humanité.
Nouveauté esthétique qui lamelle la sensation de déjà-vu : l’emplacement de la caméra. Abandonnant la position à l’épaule et ses oripeaux hérités du cinéma-direct, le regard se pose et se contente de la captation plus que du suivi mobile. La focalisation est franche, proche mais elle n’est plus accrochée aux basques de personnages piégés dans leurs rapports rêches à l’objectif. D’où une certaine respiration, atypique dans l’œuvre des frangins, mais qui paradoxalement n’empêche pas la proximité presque intime. La rigidité des plans concorde avec l’esprit de froideur sèche : les sentiments sont soit conditionnés soit de pures illusion naïves. Les Dardenne arrivent ainsi à concilier leur souci de reconversion esthétique tout en conservant la force intrinsèque du direct. C’est cette réinvention de leur technique d’approche qui confère au Silence de Lorna une tension nouvelle, différente. Et fait oublier la marche forcée d’un scénario un peu mécanique et qui relève parfois du recyclage.