Habitués du sacrement cannois, il était acquis d’avance que cette nouvelle réalisation des frères Dardenne aurait une route toute tracée pour la sélection officielle. Enveloppe documentariste, militantisme et peinture sociale ; la fratrie semble dotée de tics filmiques comme autant de vieilles habitudes ayant certes confirmé au fil des éditions cannoises un réel potentiel de séduction, mais qui ne cessent de résonner comme une recette toute faite. Pourtant, derrière son titre gentillet et ses récurrences thématiques attendues, le film des Dardenne confirme une heureuse prise de risques, comme une soif de nouveauté.
De Rosetta au Fils, en passant par Le Silence de Lorna, la filiation cinématographique ne semble pas difficile à reconnaître, tant les frères Dardenne ont su affirmer un dispositif filmique reposant sur une notion d’engagement évidente. Caméra à l’épaule, prédominance du plan-séquence, proximité vis-à-vis du corps filmé comme du corps social représenté, la parenté entre les différentes réalisations affirme une attention du moindre instant, comme si l’espace fictionnel ne serait que le dédoublement d’un réel dont la plus discrète intensité serait sacralisée. Il existe donc des raisons valables de craindre que Le Gamin au vélo ne réussisse à échapper à ces codes filmiques, à ce travestissement de la fiction en captation quasi-documentaire. La séquence d’ouverture semble même en offrir la plus fière démonstration, le gamin en question tentant de rappeler pour la énième fois son père, tout en sachant éperdument que le numéro n’est plus attribué, comme le lui rappelle la voix off de son éducateur, que l’on pourrait aisément confondre dans les premières minutes à celle d’un documentariste épris de compassion sociale.
Seulement, c’est l’extrême visibilité de ces mêmes ficelles filmiques qui semble composer l’attachante originalité de cette réalisation. Car le tour de force des Dardenne ne réside pas tant dans l’adhésion du spectateur aux ficelles évoquées que dans l’affirmation d’un processus purement fictionnel, qui semble détourner les cinéastes vis-à-vis de leurs propres codes cinématographiques. Malgré ces airs d’appartenance à la lignée de la famille, susceptible d’en faire l’énième petit frère de Rosetta, Le Gamin au vélo revendique donc clairement son entreprise de fictionalisation, comme pour se doter une autonomie filmique par rapport à ses aînés. Cet affranchissement se concrétise de manière subtile, affirmant une économie de moyens notamment visible dans la répétition d’un thème musical à la résonnance religieuse, qui souligne avec pudeur la lente transformation psychologique de ce gamin turbulent et borné. Dès lors, cette nouvelle réalisation dévoile un univers fictionnel plus malléable que ses prédécesseurs, comme ouvert à une poétisation du réel qui ne dénature ni ne masque l’engagement social et humain des cinéastes.
Symbole d’une fuite en avant et d’une soif d’affection, le vélo de ce gamin devient un objet de convoitise, offrant au tout jeune protagoniste des rencontres aussi inattendues que fragiles, à l’instar de la paternité de substitution qu’il trouvera auprès de Samantha (finement interprété par Cécile de France, visiblement remise de son triste passage américain). S’imposant d’emblée comme l’événement déclencheur du récit, le vélo devient une invitation à la fiction, permettant aux frères Dardenne d’effectuer une immersion réussie dans les frasques de l’enfance, avec ce que cette dernière comporte de drôlerie et d’insouciance. Portant avec finesse cette entreprise de fictionalisation, le film succombe néanmoins à quelques facilités scénaristiques, comme si à force d’afficher une paternité bien plus poétique que documentariste, les cinéastes tombaient de temps à autre dans une certaine forme de prévisibilité, renvoyant à des représentations sociales toutes faites ; la cité décrite comme une crèche remplie de petits caïds, le père absent et nécessairement égoïste… S’il souffre par moments d’une maladresse scénaristique ou de références autocentrées (il n’y a qu’à voir, d’Olivier Gourmet à Jérémie Renier, le nombre d’acteurs effectuant dans ce film un retour auprès des cinéastes), Le Gamin au vélo n’en reste pas moins une ballade attachante, offrant à l’empreinte « Dardenne » l’exclusivité d’une inventivité surprenante.