Film référence de la science-fiction des années 1960 et œuvre d’un yes-man de légende, Le Voyage fantastique accuse méchamment son âge, sans perdre de sa force de fascination (ceci dit sans snobisme), tant il semble témoigner d’une ère engloutie de la SF, dont les codes visuels et narratifs ont gagné en cachet une partie de ce qu’ils ont perdu en crédit.
Richard Fleischer, c’est un peu le héros d’une jeunesse de cinéphile, et un cinéaste prolifique, disparu en 2006 dans un anonymat injuste : 20 000 lieues sous les mers, Les Vikings, Barabbas, Soleil vert (autre date de la SF), L’Étrangleur de Boston (meilleur rôle du regretté Tony Curtis), … ou plus tardivement Conan le destructeur. En résumé, un réalisateur de commandes et de vastes fresques ante-Nouvel Hollywood, mais un très grand, que cette dénomination ne saurait ravaler au rang de simple exécutant.
On était donc curieux de (re)découvrir son Voyage fantastique (Oscars 1967 des effets spéciaux et décors), qui jouit aujourd’hui encore d’un prestige remarquable – comme en témoigne la volonté de James Cameron d’en produire un remake, qu’il a un temps été question de confier aux bons soins de Paul Greengrass, après qu’en 2007 le subtil Roland Emmerich a manifesté son intérêt. En visionnant le film, on se dit que pour le coup, un tel remake ne serait pas nécessairement malvenu (surtout si Cameron produit), puisque l’industrie réactualise régulièrement et depuis toujours ses classiques pour séduire de nouvelles générations – et on aurait tort de dire que c’est une mauvaise chose en soi, vu le nombre de grands films que cela a occasionnés, et même s’il ne s’agit en aucun cas de remiser les originaux. Cela n’empêche pas le Voyage de se savourer comme une étape passionnante de l’histoire du cinéma et de la SF, un peu aussi comme on savoure certains Jules Verne (dont les gravures auraient salement jauni, toutefois)… alors même que l’adaptation de l’écrivain par Fleischer mentionnée plus haut a mieux passé l’épreuve du temps, le Nautilus enterrant sans difficulté le Proteus, bathyscaphe ici employé. Et puis, pour quiconque souhaiterait étudier l’Homme via sa science-fiction, ce film est un objet captivant, de même que les conditions de sa réception par ses contemporains, tant l’avant-gardisme d’époque se mêle au pur fantasme scientifique.
Visionnaire et dépassée, empesée et délectable, futuriste et vieillie, l’œuvre de Fleischer débute par un générique assez sensationnel, avant de dérouler une intro sur fond de guerre froide, tendance 007 (ça tombe bien, Donald Pleasence est de la balade), avec base/organisation secrètes et improbables, voiturettes de golf pilotées par des GIs impavides, moniteurs en carton pâte et salle de commandes sur-ornée de diodes clignotantes à l’inanité criante ; soit un peu le genre de décorum désuet dont les derniers OSS sauce Hazanavicius ont fait leur miel. On peut sourire à tant de naïveté, sans refuser pour autant le nôtre, de voyage (dans le passé cinématographique). En quelques minutes le personnage central (Stephen Boyd, un brin falot), aussi plaisamment univoque qu’on aimait alors à en créer, reçoit avec un flegme bondien l’incroyable nouvelle, et l’aventure débute.
Le charme de la SF qui a vieilli, il faut goûter la nostalgie pour le recevoir ; nostalgie de ces décors recherchés devenus kitsch, des intrigues cousues de fil blanc où l’on voit le traître venir de loin (quand son nom s’affiche au générique, presque), où le héros bas du front est épié par les regards forcément énamourés du premier rôle féminin – Raquel Welch, l’un des décolletés les plus célèbres d’une époque qui n’en manquait pas, sanglée dans une combi légèrement dézippée, et dont la poitrine fait tout l’intérêt d’une scène à la charge érotique joyeusement ringarde, durant laquelle le reste (masculin) de l’équipage arrache les cristaux qui enserrent son corps et plus particulièrement ses poumons, après une attaque d’anticorps…
Le Voyage se poursuit. Arthur Kennedy, médecin irascible et virtuose, glose sur l’infini du dedans, la beauté de la création et la nécessaire existence d’un dessein à la source de ce prodige, s’opposant au froid réalisme scientifique de Pleasence, pour une amorce de querelle ontologique plutôt convenue. On balance entre amusement et hypnose devant ces paysages artériels résolument polychromes, cette spéléo psychédélique où les artères ressemblent à des boîtes sixties sous acides, envahies de sortes d’algues, toiles d’araignée ou autres filets de pêche fantaisistes, au cours d’une navigation intérieure mi-spatiale mi-maritime, le tout pour une mission dont le suspense est artificiellement maintenu par diverses péripéties, et leur inévitable argumentaire scientifique (lequel s’attarde plus sur les questions anatomiques ou chirurgicales d’avant-garde que sur le fantasmatique postulat de départ, forcément).
Vu avec quarante-quatre ans de recul, le Voyage fantastique (en gros L’Aventure intérieure + Il était une fois la vie + Voyage au centre de la terre + Dr No) divertit par sa façon de se prendre au sérieux, son innocence surannée, et des effets spéciaux dont on essaie de ne pas oublier qu’ils firent leur effet (miniaturisation via dé/zoom et détourage archaïques semble-t-il, mais une relative habileté à simuler le déplacement en milieu « para-aquatique » à l’aide de câbles et en jouant sur vitesses d’enregistrement et de lecture). On est encore dans la SF en toc de grand-papa, même si grand-papa sait magnifiquement cadrer et éclairer, sans l’ombre d’un doute. Il est du coup étrange de se dire que ce film n’a que treize ans de plus qu’Alien, onze de plus que Star Wars et (soit, une décennie c’est long)… deux de plus que 2001, alors qu’un monde les sépare. Peut-être est-ce ce même monde qui sépare le formidable filmeur qu’était Fleischer des grands innovateurs, de leur intemporalité, et qui l’a hélas voué à un certain oubli.