Projetés en avant-première à la Cinémathèque Française le 3 juin, deux films de Richard Fleischer, L’Assassin sans visage et L’Énigme du Chicago Express, ressortent en copie neuve le 7 juin à l’Action Christine. Un hommage aux films noirs avant d’entamer la rétrospective complète de celui qui a réalisé 20 000 lieux sous les mers (1954), Le Voyage fantastique (1966), Soleil vert (1973), ou Conan le destructeur (1984).
La longue et belle carrière de Richard Fleischer (1916 – 2006) laisse plus d’un jeune cinéaste rêveur. Commencée en 1946, elle touche à tout : série B, western, fantastique, science-fiction, drame psychologique, aventure, film noir, guerre, documentaire, horreur, jusqu’à la comédie musicale Dr Dolittle (1967) où des animaux parlent et dansent avec Rex Harrison. Idem, elle joue de toutes les formes et de tous les formats : noir et blanc, couleur, cinémascope, cinéma 3D, écrans multiples.
Fils du créateur de Betty Boop et de Popeye, le jeune Richard préfère la prise de vue réaliste et fait ainsi ses premières armes sur des courts métrages avant de renouveler un genre prisé à Hollywood, le film noir. L’Assassin sans visage et L’Énigme du Chicago Express sont deux perles rares dans la prolifique et hétéroclite filmographie de Fleischer.
Avec L’Assassin sans visage, le cinéaste inaugure les films dits de « serial killer », genre qu’il reprendra dans L’Étrangleur de Boston (1968) ou L’Étrangleur de Rillington Place (1971). Une journaliste et un policier partent à la recherchent d’un tueur en série qui signe ses crimes par « Le Juge ». Seuls indices : un chapeau, un pardessus, des éléments qui constituent une silhouette. Grant va donc faire construire un mannequin, l’affubler de ces habits, le photographier et l’utiliser pour tenter de découvrir le visage de celui qui ne sort et ne tue qu’à la pluie tombée. D’une facture classique et d’un noir et blanc exceptionnel, L’Assassin sans visage tient par trois scènes étonnantes (dont la scène finale, cette fuite ‑c’est le cas de l’écrire- fuite ou poursuite dans une usine à gaz) et quelques cadrages insolites (des plans « bancals » pris en contre-plongée pour mettre en avant l’instabilité de l’enquête et sa probable résolution, son contre-poids). La présentation des personnages est d’une efficacité implacable et à l’encontre de L’Énigme du Chicago Express, ce qui importe est l’avancée pas à pas de l’enquête, la description précise des faits et gestes du policier. La psychologie de ce dernier (celle du psychopathe est nulle et non avenue) détermine justement cette progression. « (…) Les “héros” fleischériens n’ont jamais rien d’exemplaire, ont toujours deux faces et sont à ce point ambigus qu’il est pratiquement impossible de cerner leur vraie personnalité, (…) »
Avec L’Énigme du Chicago Express, Richard Fleischer plante sa caméra (et son chef opérateur devait la tenir à la main pour les nombreuses scènes d’action) dans un train, prouesses techniques et artistiques. Il lui faudra (seulement) treize jours de tournage et cette rapidité, qui au demeurant restera un atout béni des producteurs et ce tout au long de sa carrière, cette rapidité donc donne un tempo très singulier à ce film finalement « claustrophobique ». Un policier doit protéger la veuve d’un gangster qui va témoigner devant la justice. Des tueurs à gages sont forcément à leur poursuite mais ne savent quelle femme abattre : ils n’ont jamais vu le visage de Mrs Neall. De Chicago à Los Angeles, le voyage dans le train est donc placé sous le signe des faux-semblants, des sosies et des trompe-l’œil. Là aussi, des cadrages d’une étrangeté et d’une beauté surprenante (amorce d’un policier cigarette aux lèvres, derrière lui, montée d’un escalier, rampe et deux figures apparaissant ou reflets d’une scène sur une vitre du train) précèdent d’autres cadrages d’une facture plus classique. L’utilisation de la profondeur de champ ‑le plan est alors vécu comme une inépuisable source d’images, droite, gauche, fond, surface- provoque un véritable paradoxe au sein d’un lieu, le train, qui est travaillé compartiment après compartiment, couloir après couloir. Les miroirs et surtout les vitres agrandissent l’espace, non pas l’espace en tant que tel, mais l’espace représenté. Et dans cette foule de passagers, les ombres ont également leur place. L’enchaînement d’une séquence à une autre peut suivre la gestuelle d’un personnage et le mouvement des roues du train. N’omettons pas l’emploi fait des bruits, sons et autres sifflements, bavardages, cris, coups de feu. Une leçon de cinéma en somme !
À la recherche du visage… ainsi ces deux films de série noire ont-ils une même préoccupation : la dualité des êtres entre le Moi intérieur et leur trompeuse apparence, comme le souligne Stéphane Bourgoin dans l’unique ouvrage consacré au cinéaste (Richard Fleischer, Paris, Ed. Filmo-16, 1986). Et de fait, les deux policiers, qui par leur métier sont sommés de reconnaître, resituer un visage, sont confrontés à l’image fallacieuse de l’être humain, femme ou homme, et doivent réapprendre à reconnaître, doivent associer l’inacceptable avec une apparence innocente et vice versa. C’est pourquoi, ces deux films abondent en visages et utilisent avec brio le gros plan et le plan rapproché, disséquant même le corps (premiers plans de L’Assassin sans visage), bref, caméra « chirurgicale » qui opère autour du héros. À s’approcher de la sorte, à souffler près du visage, nos deux policiers y reconnaîtront l’amour, non sans avoir, blessure narcissique oblige, bravé l’échec.
« Quand le train est en marche, tout se brouille. Quand il s’arrête, on voit le paysage » (dit la vraie Mrs Neall dans L’Énigme du Chicago Express), ainsi en va-t-il de la filmographie de Richard Fleischer.