Réalisé la même année que La Fille sur la balançoire (qui inspira Claude Chabrol pour son avant-dernier film, La Fille coupée en deux), Les Inconnus dans la ville est à la jonction entre une certaine forme de classicisme glacé typique du Hollywood des années 1950 et l’intérêt que Richard Fleischer a toujours manifesté pour le fait divers. En résulte un trouble qui inspira une génération de cinéastes, dont William Friedkin qui intervient dans les bonus de cette édition proposée par Carlotta.
Vendu trop souvent comme un modèle du genre, Les Inconnus dans la ville risque cependant d’en décevoir plus d’un : si l’événement attendu a bien lieu avec son lot de suspense et de rebondissements, il ne constitue que le climax d’un film dont la majeure partie des enjeux réside dans ce qui précède l’attaque à main armée, à savoir dans la vie des habitants de cette petite ville sans histoire qui vont soudainement être confrontés à l’extraordinaire (et donc amenés à se dépasser). Comme le fera quarante ans plus tard Michael Haneke dans 71 fragments d’une chronologie du hasard (probablement l’un de ses meilleurs films), Richard Fleischer privilégie d’abord une approche intimiste pour nous familiariser aux différents acteurs d’un drame pour ensuite faire de celui-ci la convergence d’enjeux à échelles variables : à la survie de certains suite à la fusillade répondra par exemple la tentative d’un père de devenir un héros aux yeux de son jeune fils. La volonté du réalisateur de Vingt mille lieues sous les mers est donc d’opposer à l’implacabilité des faits une peinture urbaine très personnalisée pour que notre lecture du drame s’en retrouve totalement modifiée.
Cette dualité entre l’intime et le crime à l’échelle d’une communauté a souvent inspiré Richard Fleischer. Si ce schéma est par exemple à l’œuvre dans La Fille sur la balançoire, il est encore plus probant dans deux de ses films les plus fameux, L’Étrangleur de Boston en 1968 (également réédité par Carlotta ce mois-ci) et L’Étrangleur de Rillington Place en 1971 (pour lequel on attend toujours une édition DVD). Dans Les Inconnus dans la ville, si la problématique du traitement médiatique est exclue, demeure pourtant la question de l’incursion d’un corps étranger venu commettre l’extraordinaire (trois braqueurs méthodiques dont on ne saura pas grand-chose à part quelques points de détails qui nous renseignent sur leurs névroses) dans un environnement régi par des règles, une histoire et un passif composés de strates et de tout autant de personnages. Comme le rappelle très justement William Friedkin dans l’un des deux bonus du DVD, cette cohabitation n’est jamais le fruit du hasard et le scénario ne s’encombre pas de prétextes inutiles. Produit par Zanuck, Les Inconnus dans la ville fait naître de cette confrontation entre les habitants et les malfaiteurs une forte dimension morale : les adultérins sont blessés par balles, la voleuse se fait dérober le fruit de son butin, etc. Mais l’absence de jugement de la part du réalisateur à l’égard de ces personnages (il fait de leurs tracas de passionnantes intrigues de second plan) s’articule autour de troublantes questions morales (le refus de la violence porté à son point limite).
Alors que beaucoup de réalisateurs se dépatouillaient assez difficilement du format Cinémascope, très en vogue dans les années 1950 pour tenter de contrer la menace grandissante que constituait la télévision, Richard Fleischer s’en accommode parfaitement, comme le commente subtilement Nicolas Saada dans le second bonus proposé. À la lumière de son analyse, on se rend pleinement compte que Les Inconnus dans la ville, malgré son sujet et le suspense qui lui est associé, n’est pas un film excessivement monté. Le réalisateur préfère au contraire les longs plans-séquences que de discrets mouvements de caméra permettent de reconstruire à l’envi, offrant ainsi une vision panoramique (et non morcelée) des enjeux dramatiques. Ce choix d’embrasser largement les décors ne se joue pas aux dépens de ce film-choral aux enjeux divers mais jamais dispersés. C’est cette maîtrise discrète et dépourvue d’effets qui fait des Inconnus dans la ville une œuvre double, limpide et mystérieuse, morale et ambiguë.