Deux étudiants brillants et issus de bonne famille décident de commettre le « crime parfait », convaincus qu’un « surhomme » débarrassé du poids des affects peut s’affranchir des entraves des lois et jouir d’une totale liberté. À la lecture de ce pitch où le crime trouve racine dans la pensée de Nietzsche, les amateurs d’Hitchcock auront une impression de déjà-vu. Mais oui, bien sûr, c’est La Corde ! Le Génie du mal et La Corde sont en effet inspirés d’un même fait divers sanglant tristement célèbre outre-Atlantique. Mais, à l’inverse d’Hitchcock, qui ne reprend que de vagues morceaux de l’affaire susceptibles de servir son projet formel (le huis-clos), Richard Fleischer recompose ses grands jalons – à l’exception du meurtre, laissé hors-champ – pour un récit policier bifurquant dans son dernier tiers vers le film de procès. Le titre français, un peu sensationnaliste (on préfère le titre anglais Compulsion, plus modeste), peut induire le spectateur en erreur : Fleischer ne vise pas à explorer les tréfonds d’âmes noires et monstrueuses, ou à cerner le mal qui peut germer en chacun de nous. Il ne réduit jamais non plus la matière de cette affaire à un simple constat choc, et évite soigneusement le piège de l’artificielle ambiguïté courante dans ce type de projets. Au contraire, et c’est pourquoi Le Génie du mal est un film admirable, Fleischer s’attache à restituer la souveraine complexité des actions et des êtres sans les plier pour mieux les étiqueter. La « complexité » au cinéma n’est pas nécessairement synonyme d’alambiqué ou de tortueux, elle peut se rattacher à une ligne claire : l’avancée du récit est ici limpide, et le régime de mise en scène de Fleischer est bien celui du classicisme. Mais le traitement, lui, fait preuve d’un doigté et d’une subtilité qui donne à voir la complexité des enjeux.
Il ne fait cependant guère de doute que le comportement des deux assassins tient en partie à leur nature pathologique : l’un est diagnostiqué paranoïaque, l’autre schizophrène. Fleischer retranscrit ce trouble intérieur avec intelligence, notamment dans une scène de face à face où la présence d’un ours en peluche (petit avatar de la nature trouble d’Arthur), et les cadrages légèrement obliques enserrant les visages instaure un trouble qui n’est pas sans rappeler le malaise latent du dîner de Psychose entre Norman Bates et Marion Crane, encerclée d’animaux empaillés comme mauvais présages d’un piège amené à se refermer. Il faut souligner également le tranchant du découpage de Fleischer (la scène de vacillement où Judd découvre qu’il a laissé ses lunettes sur les lieux du crime est à ce titre un modèle d’économie classique dans son montage), et son sens du raccord qui permet à cette enquête de toucher du doigt le fantastique dans sa façon d’incarner la présence du mal. Les lunettes, objet au cœur de l’intrigue, sont ainsi sources d’une transition sublime entre le début (de jour) et la fin (de nuit) d’un interrogatoire qui révèle à son terme (le visage de Judd se reflète alors dans l’un des verres qui l’encercle mais aussi le met à nu) l’horreur du crime aux yeux des enquêteurs. Pourtant le film se refuse à un discours univoque : une tentative de viol avortée en plein jour, puis un dialogue final où l’arrogance des deux condamnés, murés dans leurs convictions névrotiques, se heurte à la calme sagesse de leur avocat, Jonathan Wilk (Orson Welles), préserve le film d’adopter un jugement catégorique sur les actions des deux étudiants.
Wilk est d’ailleurs le personnage qui incarne le mieux le positionnement éthique de Fleischer vis-à-vis de son intrigue. Orateur admiré, réputé pour être athée (le détail a son importance) et avocat charismatique, Wilk trimballe pourtant sa carcasse imposante avec lassitude et laisse entrevoir, au-delà de son goût pour les joutes rhétoriques et les bons mots, une humanité désarmante. « In this court of law, I’m pleading for love » (je plaide pour l’amour) : on peut lire dans cette conclusion d’un long monologue un manifeste contre la peine de mort, mais aussi, plus largement, un refus de juger catégoriquement l’homme et ses choix moraux pour mieux accepter la part de mystère au sein de chacun. C’est le chemin intérieur qu’empruntent plusieurs figures du film, telles Ruth (Diane Varsi), son petit ami journaliste Sid Brooks (inspiré du personnage de journaliste Meyer Levin auteur de Crime, livre dont le film est une adaptation) ainsi que Wilk lui-même. Lorsqu’à la fin du film l’avocat finit par reconsidérer son athéisme et se définit en substance comme un agnostique, il embrasse alors un horizon socratique – « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Le Génie du mal est ainsi un atypique (et magnifique) film noir : il est au fond moins question de plonger dans la part d’ombre de l’homme que d’apprendre à aimer son prochain et accepter son ignorance face à la complexité de la nature humaine.