Le tueur en série Albert DeSalvo, meurtrier de treize femmes à Boston dans les années 1960 a fait l’objet de plusieurs films, ainsi que d’une chanson des Rolling Stones, « Midnight Rambler ». Richard Fleischer se sert de ce fait divers célèbre comme point de départ d’un film ambitieux qui propose un état des lieux des rapports de l’Amérique avec la violence et sa représentation.
Peur sur la ville
L’Étrangleur de Boston retrace l’histoire des meurtres commis par Albert DeSalvo à Boston. D’emblée, on pense à de nombreux films classiques mettant en scène des personnages de tueurs compulsifs, comme La Cinquième Victime (While the City Sleeps, 1956) par exemple, qui montre le phénomène de propagation de la terreur collective. Entre raconter les meurtres du point de vue du serial-killer ou de l’enquêteur, Fleischer ne choisit pas. Il fait les deux. En son exact milieu, le film change de voie, et reprend la même histoire vue différemment.
La question de la multiplication des points de vue transparaît dans l’utilisation du split-screen, notamment lors de scènes au montage rapide et très virtuose, dans lesquelles le procédé est exacerbé au point de faire apparaître jusqu’à dix images en même temps. L’éclatement des images montre alors simultanément plusieurs policiers anonymes prêts à mettre sous les verrous tout délinquant sexuel en puissance. Le montage des plans au sein même du cadre exprime très clairement l’idée que la montée de la paranoïa induit toujours naturellement la même logique d’une débauche de prévention et une fièvre de répression. Face à cette répétition quasi mécanique des meurtres, chacun devient suspect. Les victimes restent anonymes, les meurtres totalement dédramatisés, le suspense inexistant, car ce n’est pas cela qui intéresse le cinéaste, mais plutôt les répercussions sur la société de cette violence, et des peurs qu’elle engendre.
L’enquête menée par les policiers les conduit à explorer les milieux cachés de la société, les quartiers noirs, les cabarets homosexuels, les bars de prostituées. En pénétrant dans tous ces immeubles, chez toutes ces victimes, chez tous ces suspects, c’est comme si le cinéaste utilisait cette affaire policière comme prétexte à effectuer de son côté une enquête sur la diversité des questions sociales émergentes dans la société américaine de ces années là, sur le surgissement du refoulé social.
Enquête(s)
Le générique fait apparaître une toute petite fenêtre en noir et blanc. Nous assistons aux actualités télévisées montrant le retour triomphal des deux astronautes Glenn et Shepard. À l’abolition des frontières spatiales matérielles par les deux héros du jour répond l’annihilation de la prise en compte de l’espace dans les images télévisuelles matérialisé par le contraste entre le format large de l’écran et la minuscule image. À partir de cette image tronquée, dans laquelle on voudrait voir plus, plus grand, Fleischer va décliner les utilisations de son écran Scope, multipliant les usages du split-screen, masquant une partie de l’image, ou laissant une large surface d’écran dans le noir. Pour le spectateur, il y a ainsi une grande part d’indécidable quant à la nature de ce qu’il voit : une partie de l’écran est-elle éteinte, laissée en jachère, ou bien sommes-nous face à un écran complet mais dans lequel le décor serait plongé dans l’obscurité, et d’où on pourrait s’attendre à un surgissement ? Fleischer envisage toutes les éventualités : le cadre se rétrécit, se démultiplie, et très souvent, c’est le déplacement d’un personnage qui active la visibilité dans le cadre et qui permet de dévoiler une partie de l’écran jusque là inusitée. Si bien qu’on ne sait jamais ce qu’on voit. « Il y a pas mal d’effets visuels dans le film dont les gens ne s’aperçoivent pas et qu’ils ne sont pas d’ailleurs censés remarquer. Les effets doivent « travailler » votre inconscient, ainsi dans la dernière partie, petit à petit au fil des séquences, j’enlevais toute couleur au film. Les dernières séquences du film sont presque entièrement blanches », confiait le cinéaste dans un entretien.
Le travail sur les changements de forme et la démultiplication de l’image dans le cadre, ainsi que sur les couleurs qui apparaissent ou disparaissent renvoie assez directement à l’irruption de la télévision, petite représentation en noir et blanc, dans l’univers des images.
« Something is happening…»
Il est frappant de constater que, si le spectateur est perdu dans un espace qui ne respecte plus les conventions auxquelles il est habitué, s’il est désorienté dans une narration inhabituelle qui se scinde en son milieu, les personnages eux aussi semblent ne pas comprendre ce qu’ils vivent. Même lorsque le bon policier joué par Henry Fonda finit par mettre la main sur le meurtrier, il va se heurter à un mur. DeSalvo a tout oublié. Sa schizophrénie (qu’annonçait aussi l’utilisation du split-screen) produit une amnésie totale des crimes commis. Or, sa dernière victime, qu’il n’a pas tuée, a elle aussi perdu tout souvenir de la scène d’agression. « Something is happening, but you don’t know what it is », chantait Bob Dylan dans Ballad of a Thin Man. C’est exactement ce qui semble se produire ici pour tous les protagonistes : l’évidence de la violence est patente, et pourtant, personne ne peut attester de ce qui s’est réellement passé, ni ne sait qui est le vrai coupable. Problème auquel Henry Fonda avait dû se confronter quelques années auparavant, lui qui était le Faux Coupable du film d’Alfred Hitchcock (The Wrong Man, 1956). Fonda était vraiment innocent, et il fallait être fou pour ne pas s’en rendre compte : pour lui, sa famille, le spectateur, cela relevait de l’intime conviction.
En ce qui concerne DeSalvo, les personnages, sa femme, sa victime, le policier qui l’a arrêté, sont dénués de certitude. Pour le spectateur, seul à être mis dans la confidence, c’est la nature de cette culpabilité qui fait question.
Aux meurtres sans témoin de DeSalvo répond le meurtre le plus médiatisé du monde. Avant de quitter sa belle petite famille pour aller étrangler quelques femmes inconnues, DeSalvo regarde à la télévision, l’annonce de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Cet événement qui changera à jamais dans le cinéma la question de la vérité autant que celle de la représentation de la violence.
Il faut, à ce sujet, lire le beau livre de Jean-Baptiste Thoret, pour comprendre que l’existence des images du drame tournées par l’amateur Abraham Zapruder, loin d’étancher le besoin de vérité du public sur ce meurtre, ouvre un gouffre incommensurable de doute.