Avant d’accéder à une célébrité qui lui permit de marquer l’histoire du cinéma avec des films aussi passionnants que Vingt mille lieues sous les mers (sous le label Disney), La Fille sur la balançoire, Les Vikings ou L’Étrangleur de Boston, Richard Fleischer entame une carrière sous les étoiles déclinantes du studio RKO alors détenu par le milliardaire Howard Hughes. Il se fait une réputation dans le film noir – genre qu’il abandonne ensuite pendant une décennie. Film noir et RKO riment alors avec série B, petits budgets et moyenne qualité. Les éditions Montparnasse éditent cette année Bodyguard et Le Pigeon d’argile, tournés l’un après l’autre, en 1948 puis 1949. Le progrès est notable.
On a tort d’assimiler série B à médiocrité : comme Charles Tesson l’a montré dans son excellent ouvrage publié aux Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile, de petites perles cinématographiques se cachent derrière cette appellation, qui, au demeurant, ne désigne que des films réalisés avec un budget plus modeste que les séries A (la « série Z », quant à elle, pâtit d’une connotation tout à fait péjorative). Au budget modeste sont souvent liées la rapidité du tournage, la simplicité des décors (et, par conséquent le plus souvent, du scénario) et l’absence d’acteurs célèbres, quoique nombre de stars, tel Robert Mitchum, aient eu leur moment « série B ». L’intérêt principal de Bodyguard est d’ailleurs de mettre en valeur la frimousse énergique et élégante de la star d’Arsenic et vieilles dentelles, Priscilla Lane, qui mit fin à sa carrière après le film.
Autre tendance de la série B : celle de servir d’expérimentation à une jeune équipe technique ; on l’a vu, Bodyguard et Le Pigeon d’argile sont parmi les premiers films de Richard Fleischer, cinéaste promis à un bel avenir. Mais on remarquera également la présence de Robert Altman au scénario de Bodyguard et de Carl Foreman, futur scénariste du Train sifflera trois fois (et, pour l’anecdote, victime du maccarthysme dans les années 1950) à celui du Pigeon d’argile. Si budget moyen il y a, ce n’est pas pour autant que la technique fait défaut : on retrouvera ainsi dans les deux films, notamment dans les premières scènes de Bodyguard, un élément propre au style de Fleischer : les brusques zooms en gros plans, souvent chargés de mettre en scène un affrontement violent entre deux personnages.
Et affrontements il y a, dans ces deux films noirs, basés sur le principe du « Who’s done it » (« Qui a commis le meurtre »): dans Bodyguard, un ex-policier chargé de protéger une riche industrielle menacée de mort découvre de sombres secrets ; dans Le Pigeon d’argile, un ancien prisonnier de guerre américain en Asie se réveille d’un coma pour se voir accusé d’un crime qu’il est certain de ne pas avoir commis. Ironiquement, les deux films se terminent de la même façon, par une pirouette spectaculaire englobant en une minute chrono le dénouement de l’action « policière » et l’annonce du mariage entre le héros et l’héroïne, avec un sens étrange de la continuité narrative et du mélange des genres (il n’y a véritablement que les Américains pour finir un sombre film noir sur un trait d’humour à deux sous).
Avouons une nette préférence pour Le Pigeon d’argile. Le scénario de Bodyguard est faible, à la limite parfois de l’invraisemblance, et si le rythme reste soutenu, le film le doit surtout à la présence de Priscilla Lane, assez décalée dans son rôle d’enquêtrice sexy qui n’a pas froid aux yeux et se fend la poire quand son homme rentre à la maison avec un œil au beurre noir. Pour le reste, le film est assez dispensable. Le Pigeon d’argile, en revanche, introduit en filigrane un questionnement assez intéressant, quoique mineur, sur le prétendu héroïsme des soldats américains lors de la Seconde Guerre mondiale : l’armée des G.I. avait bien son lot de lâches… On imagine que la présence au scénario de Carl Foreman, connu pour ses positions « gauchisantes », n’est pas extérieure à ces petits sous-entendus. On relèvera aussi de belles scènes, dans le Chinatown de Los Angeles, avec notamment une rencontre très surprenante entre le héros et une jeune Asiatique, dont le mari est mort au front en combattant pour les États-Unis (il ne faisait pourtant pas bon avoir les yeux bridés en terre américaine à l’époque). Si le suspense n’est pas follement haletant, Le Pigeon d’argile se laisse regarder sans déplaisir, avec l’envie d’abolir l’anathème jeté sur la série B.