Longtemps ignoré par les sciences sociales, le fait divers est aujourd’hui encore mal traité par le cinéma et la presse qui le réduisent souvent à une histoire alléchante. Comme si, sous prétexte que la une des journaux change de jour en jour, les traits d’un meurtrier ne se retrouvaient pas dans le visage de toute une société. Le fait divers est toujours cet « orphelin de l’histoire » qu’évoquait l’historien Marc Ferro, recueilli par quelques bienfaiteurs dont Fleischer fait partie depuis L’Étrangleur de Boston (1968), ressorti par Carlotta Films en version restaurée haute définition. En articulant fortement le fait divers à un contexte historique, ce film mythique bat en brèche l’idée d’une clôture de ces faits sur eux-mêmes.
L’Étrangleur de Boston interroge notre tendance à décoller, par naïveté, habitude ou abstraction, comme deux parties indépendantes, le fait divers de son contexte socio-politique. Certes, l’histoire collective n’intervient qu’à trois reprises dans le film. Mais Fleischer a minutieusement choisi ses entrées en scène. C’est tout d’abord, lors du générique, la fête à Boston pour le Projet Mercury : à mesure qu’un travelling arrière nous éloigne d’une lucarne de télévision, ouvrant ainsi notre regard sur un simple et sombre intérieur que de mystérieux doigts gantés violentent de leurs recherches avides, et bien que la voix du présentateur coure sur toute la séquence introductive comme le seul fil capable de tisser la structure de cette vitrine d’événement qu’est la fête à Boston, ce générique accule tant l’histoire et l’actualité à cette seule présence sonore que l’image impose d’entrée l’atrocité d’un fait divers, sa fenêtre étroite, comme le seul point de vue qu’un cinéaste semble devoir prendre sur le passé. L’histoire collective, c’est ensuite l’assassinat de Kennedy alors que nous assistons, seulement après une heure de film, à la découverte de l’assassin. C’est enfin, et à nouveau, la fête à Boston, mélangée à un flouté de souvenirs, lors de la réminiscence finale du meurtrier, menée par John S. Bottomlit (Henry Fonda), alors chargé de l’affaire. Dans L’Étrangleur de Boston, force est donc de constater, d’une part, que le fait divers est toujours articulé à l’histoire collective et, d’autre part, que cette histoire collective n’existe que cette forme vive de l’actualité télévisuelle. Mieux : pour Fleischer, histoire et télévision semblent vivre et devenir enlacés, inextricablement.
Voilà pourquoi Fleischer ne filme jamais l’événement mais le médium de sa retransmission qu’est le poste de télévision. L’histoire s’incarne toujours dans les principaux attributs de ce dernier, sa teinte noir-et-blanc, la musique qui en émerge (orchestre populaire ou tambours funèbres) et la voix du présentateur. C’est que, par excellence, le signe trompeur de l’histoire en cette Amérique de 1968 qui, depuis l’après-guerre, a vu s’installer la télévision dans chaque foyer, ne pouvait être que ce rappel visuel et quotidien de ce qui n’est plus. Écran dans l’écran, perdue dans un coin d’un intérieur en clair-obscur (la chambre de la première victime, le salon du meurtrier), la télévision reste tout au long du film le support des transformations du rapport de l’individu à l’histoire. L’utilisation célèbre et virtuose du split screen dans le film devient alors une des plus originales figurations, inscrivant cette intrication à même la matérialité de l’image, que Fleischer pouvait nous offrir.
Jamais pourtant l’individu n’ira à la rencontre de la télévision : il a simplement laissé son intériorité, son espace psychique, être contaminé par les contenus visuels les plus violents que la représentation collective a pu produire. Et sur ce point, le film pourrait faire problème : en faisant se succéder une terrible séquence de folie meurtrière à celle où le meurtrier Alberto DeSalvo (Tony Curtis) apprend la mort de Kennedy à la TV, le film pourrait nous mettre sur la piste d’un lien de causalité de l’une à l’autre. Un critique pourrait ainsi fort bien prendre acte de la tristesse réelle qu’accompagne DeSalvo lorsqu’il apprend le décès du président (lorsque sa petite fille s’approche un peu inquiète de son fauteuil en lui disant « Ne sois pas triste papa ») et penser que ce désarroi explique la folie. Mais pointer l’existence d’une relation de succession entre ces deux évènements, ce n’est pas encore accuser le premier d’être la cause du second. Tout au plus Fleischer, en plaçant le fait divers macabre à la suite d’une actualité tout aussi horrifique, présente cette affaire, toujours cas particulier (case) comme un des symptômes d’un mal qui n’est point nommé. Fleischer se contente de nous montrer que images sociétales et images individuelles se situent sur la même ligne causale ; qu’il n’y a pas de grandes ou de petites histoires ; qu’il n’y a que des états de faits enchevêtrés qui s’annoncent et se répondent. Car Kennedy, son assassin et celui dont nous suivons les mains meurtrières, évidence trop vite oubliée, appartiennent au même monde. DeSalvo n’est pas De Niro dans Taxi Driver, il ne se venge pas de l’Histoire : il l’a fait et y appartient tout à la fois, en y tenant le petit rôle de plombier-criminel.
Sans admettre, à l’œuvre au fil du film, une synthèse de toutes ces images, celles des crimes, d’une vie quotidienne et de l’Histoire, au sein de la conscience d’un seul et même individu, il devient difficile de rendre compte de la séquence hallucinatoire de la réminiscence finale par laquelle, douloureusement, le schizophrène parvient à dire ce qu’il a fait, c’est-à-dire plus précisément, à se montrer des scènes qu’il a déjà vu. Cette séquence n’est pas pour autant reproduction ou répétition, mais reconstruction synthétique d’un événement à partir du contexte événementiel : c’est accompagné de la musique entraînante de la fête à Boston, et dans le même noir et blanc que celui des actualités télévisuelles, qu’apparaît au meurtrier le visage d’une des vieilles femmes qu’il a tuée. Si c’est en point de vue subjectif que, pour la première fois, les images, les sons et les formes du fait divers et de l’actualité se mélangent, comme dans un collage dynamique, c’est qu’il était logique que ce fut de l’intérieur d’une conscience malade que nous ayons pu avoir accès aux mécanismes d’une société malade.
En somme, Fleischer prend la mesure d’une rencontre des images, celles, collectives, dans lesquelles un individu évolue jour après jour, et celles, secrètes et subjectives, parfois honteuses, qui le suivent depuis toujours. Et si Fleischer prend soin de fuir les plus spectaculaires (de la fête à Boston, nous n’avons qu’un reflet dans une vitre), c’est pour mieux mesurer son impact au quotidien sur nos consciences. La confession du meurtrier n’est jamais aussi forte que lorsqu’il déclare, en revenant sur la journée du onzième meurtre qui est aussi celui de J.F. Kennedy : « J’étais fasciné par la télévision. » C’est pourquoi, sans que l’histoire ne soit jamais effectivement présente à l’écran, il faut voir chaque séquence de ce film comme trempée dans son eau trouble.
Loin d’accuser la société, Fleischer peut alors exhiber l’existence d’une relation entre l’événement spectaculaire et le micro-événement qui a besoin de la répétition (onze meurtres !) pour se hisser, à force d’ignominie, à la une des journaux. Et sans jamais la pointer du doigt, il convoque la société, comme le panneau final y insiste, ultime et pieuse tentative pour la mettre devant ses propres responsabilités.