Les Affameurs (Bend of the River) est bordé par deux plans où trônent les versants opposés d’une même montagne, faisant du film le récit d’un chemin parcouru et d’une métamorphose, celle de Glyn McLyntock (James Stewart), ancien pillard de la frontière du Missouri reconverti en guide à la tête d’un convoi de pionniers. Cet itinéraire, loin d’être rectiligne, gagne en complexité à mesure que l’intrigue se densifie : il s’agit moins pour McLyntock de partir d’un point A pour arriver à un point B que d’enserrer cette montagne, d’abord en la contournant (première moitié du film), puis en la traversant (seconde moitié). Autrement dit, la destination, atteinte une première fois au mitan de l’intrigue, importe moins que le chemin, dont le dédoublement vient nourrir un film aussi classique que suprêmement sophistiqué. Les deux versants de la montagne, tout comme le trajet répété entre Portland et la colonie où se sont installés Glyn et les pionniers, participent d’une construction fondée sur la dualité mais aussi la circularité, par laquelle le personnage parviendra à dépasser sa nature bicéphale.
Dès son apparition, Glyn se révèle faire partie d’un groupe tout en restant à sa marge, par le truchement d’une scène où, chevauchant entre deux charriots, il s’arrête pour saisir un biscuit que lui tend une petite fille. Or, de ce biscuit, il n’en mange que la moitié, avant de donner le reste à une jeune femme dans une scène où la découpe organise progressivement une séparation stricte entre le cavalier, logiquement seul sur son cheval, et la famille avec laquelle il discute, installée dans un chariot apparaissant comme un foyer itinérant auquel Glyn reste encore étranger. La fin de la scène acte cette mue incomplète, McLyntock ordonnant l’établissement du convoi en un cercle dont il s’exclut lui-même en allant patrouiller dans les environs. C’est là que surgit une deuxième expression de la circularité : arpentant les bois alentours, Glyn s’arrête soudainement et un violent mouvement panoramique le relie à un visage déformé par la douleur, celui d’Emerson Cole (Arthur Kennedy), lui aussi un ex-pillard, qui s’apprête à être pendu par un petit groupe de trappeurs.
La découpe de la rencontre s’organise ainsi autour d’une chaîne de causalité : le mouvement circulaire du convoi préfigure le panoramique vers Cole, tandis que la corde, autre vecteur d’encerclement, se voit prolongée par la main que McLyntock porte à sa gorge, où se cache, comme la fin le révèlera, les stigmates d’une pendaison qui a failli à lui aussi lui ôter la vie. Le foulard que Stewart ajuste à plusieurs reprises au cours du récit nourrit dès lors une mise en scène reposant sur un ensemble de petits objets : le gâteau évoqué précédemment, plus loin une roue cassée (autre motif de circularité problématique) ou encore une chemise de Glyn que Laura (Julie Adams), la jeune femme qui se liera avec Cole et dont McLyntock semble épris, propose de laver au début du film. Non seulement cette chemise acte là encore la fragmentation du personnage, lui qui déclare n’en posséder que trois (« one on, one off, one in the wash »), mais l’issue comique de la lessive (le vêtement finit à moitié brûlé par Cole) vient de surcroît pointer l’entrave que constitue le passé tenu secret de Glyn dans l’accès plein et entier à sa communauté d’élection.
L’étoile du Nord
L’arrivée de Cole dans le récit joue une importance capitale dans la mue de McLyntock, qui d’abord se reconnaît dans l’ex-pillard avant que leurs chemins ne bifurquent brutalement. C’est que dans Les Affameurs les personnages ne sont ni fondamentalement bons ni intrinsèquement mauvais, à l’image de Tom Hendricks, jovial et bienveillant propriétaire de Portland qui, au bout de quelques mois marqués par une fulgurante ruée vers l’or, se transforme en cupide et inhumain homme d’affaires. Bien plutôt, le spectre de l’individualisme et de la cruauté guette tous ceux qui, en cours de route, ont oublié le cap qu’il se sont fixés. Glyn lui-même, qui semble pourtant avoir radicalement tourné le dos à sa vie passée, n’en voit pas moins ses réflexes de meurtrier ressurgir après une embuscade. Une chose distingue toutefois nettement Cole de McLyntock : là où le premier confie choisir chaque soir une étoile différente afin de déterminer sa route future, le second oriente toujours les chariots vers l’étoile du Nord pour repérer son chemin. La constance de sa résolution apparaît d’ailleurs dans la rencontre avec Cole où un détail de la découpe pointe une différence immédiate entre les deux figures : cette montagne qui surplombe Glyn (redoublée par ailleurs par son chapeau) et au sommet de laquelle son rival le trahira. Si, comme on l’a vu, la montagne est le point autour duquel gravite le récit, elle représente aussi la solidité du cap que s’est fixé McLyntock, au point que l’itinéraire du film consiste à ce qu’il devienne cette montagne pour pleinement dépasser ce qui le retient d’être un nouvel homme.
Devenir la montagne
Trois plans au moins viennent confirmer cette hypothèse : 1) passé à tabac par les sbires de Cole et laissé à l’abandon, Glyn se redresse, les yeux furieux et le verbe vengeur, se projetant sur l’azur du ciel et prenant ainsi symboliquement dans l’horizon la place de cette montagne sur laquelle il s’ancre désormais solidement 2) quelques plans plus loin, à l’arrière d’un charriot, Laura et son père aperçoivent dans l’arrière-plan un point qui se fond dans la roche : la silhouette de Glyn qui suit, seul, le convoi 3) la nuit venue, un balle tirée sur Cole et sa bande vient semer la panique et ouvre sur un contrechamp inattendu : là où la découpe devrait logiquement révéler le tireur (Glyn), le raccord dévoile simplement un monticule comme autre avatar de la montagne. McLyntock s’est alors à ce point parfaitement fondu dans la nature qu’il en devient invisible.
La fin, magnifique, vient parachever la renaissance du personnage, qui advient à la suite d’une épreuve d’une terrible violence : avant de jaillir des eaux, lavé de ses fautes, Glyn doit d’abord tuer une part de lui-même (Cole, ce frère jumeau qu’il a aimé) et exposer ses stigmates (son cou défiguré par la brûlure d’un nœud coulant, stigmate de son passé honteux). C’est seulement à partir de là qu’il peut enfin se tenir sur le charriot dont il était exclu au début du film et devenir lui-même le vecteur de la circularité : souriant à une main tendue et à un « merci » longtemps attendu, ses yeux bleus glissent vers celle qu’il souhaite épouser, amorçant un raccord qui contribue à faire de la séquence le fruit d’une symétrie harmonieuse. Encerclé par ces deux visages aimants, McLyntock n’a plus qu’à quitter le champ, accompagné d’un léger panoramique s’achevant sur le mont enneigé, calme et paisible.