Dans une prison, deux femmes viennent tour à tour s’entretenir au parloir avec le même détenu, Joe Sullivan (Dennis O’Keefe). L’une, sa conseillère pénitentiaire, évoque avec l’ancien braqueur les conditions d’une éventuelle remise de peine, tandis que l’autre, sa maîtresse (Claire Trevor), échafaude la future évasion de son amant. Le dédoublement de la séquence inaugurale de Marché de brutes (réédité en Blu-ray chez Rimini au mois de juin) met en miroir deux archétypes du film noir : l’œil brillant, Ann Martin (Marsha Hunt) est une sorte d’ange dont la némésis serait incarnée par Pat Regan (Claire Trevor), femme fatale toute de noir vêtue qui mènera l’homme qu’elle aime au bout de son destin tragique. D’une discussion l’autre, un simple déplacement de caméra permet d’allégoriser la distance qui sépare Pat de Joe. Si le face-à-face entre Ann et Joe est parfaitement symétrique (la barrière qui les sépare se résume à une simple ligne), l’échange avec Pat est filmé du côté du prisonnier : la maîtresse se trouve à la fois excentrée à la gauche du plan et enfermée derrière une grille démesurément grande. Tout en restant fidèle aux impératifs d’un genre très codifié, Anthony Mann s’approprie les figures imposées du polar de série B : si Ann et Pat sont opposées sans nuance tout au long du film, c’est qu’elles constituent les deux faces d’une même pièce – cf. cette scène de halte dans une station-service, où les visages symétriques des deux femmes, filmés à la manière d’un Janus, surveillent les alentours.
Formes du tragique
Plus encore que la cavale de Joe, la trame repose sur la relation entretenue par ces deux femmes. Dès l’ouverture, Pat accuse un coup de retard : Ann est arrivée avant elle au parloir et c’est elle qui prend place auprès de Joe. La suite du film ne fera que mettre en scène cette dynamique d’inversion des rôles (kidnappée par le couple de truands, Ann devient in fine un ange exterminateur, tandis que Pat mène Joe à sa perte), ce que synthétise une courte scène en apparence anodine : sur un bord de mer, les deux femmes sortent chacune d’une voiture, se croisent et échangent leur place de part et d’autre du cadre puis repartent. Ce détail est révélateur de la dynamique d’écriture du film : épaulé par le brillant chef-opérateur John Alton (son collaborateur régulier sur six films), Mann transcende un scénario plutôt prévisible par un art de la précision qui annonce l’alliance de rigueur et de sophistication à l’œuvre dans ses grands westerns des années 1950. Derrière l’apparence d’un récit nerveux, Mann filme le parcours d’une femme victime de sa volonté : désireuse d’obtenir l’amour de Joe en lui offrant la liberté, Pat termine le film hors-champ, à regarder son amant mourir dans les bras de sa rivale. La mise en scène tire son ingéniosité de la distance prise avec son point de vue (même si Pat garde la primeur de la voix-off jusqu’à la dernière minute), pour figurer le destin au travail.
Ce goût du tragique, typiquement mannien, se ressent lorsqu’il filme ses personnages en train de s’ébattre dans un univers dont ils ne maîtrisent pas les données. Dans un film mineur et méconnu réalisé en 1946, L’Engrenage fatal, il faisait du temps l’antagoniste principal (le héros était un faux coupable accusé de meurtre et bientôt condamné à mort). Dans Marché de brutes, la récurrence de la figure du cercle, qui parcourt l’ensemble le film, prolonge l’analogie entre course de la montre et fatalité – qu’il s’agisse d’un cercle de lumière sur une carte, qui circonscrit la route sur laquelle Joe peut fuir, du geste d’un inspecteur délimitant la zone de recherche ou des phares de policiers en moto dans une forêt. Autant d’occurrences qui préparent le plan où une horloge emprisonne le reflet du visage de Pat quand Joe s’en va combattre Rick, un ancien partenaire qui cherche à le tuer. En contrepoint au spectacle d’une fatalité généralisée, Ann est assimilée aux grands espaces ouverts qui offrent une porte de sortie au fugitif. Qu’elle fume une cigarette face à une forêt montagneuse, ou qu’elle ouvre la porte d’une cabane de pêcheur surchargée et particulièrement sombre, la jeune femme parvient à ménager une trouée dans la profondeur de champ dans laquelle s’engouffre Joe.
Dialectique de la lumière
Plus qu’un dilemme sentimental, l’indécision de Joe recouvre un choix existentiel : prendre la route avec Pat, quitte à s’enfermer dans la clandestinité, ou se rendre avec Ann pour s’ouvrir enfin au monde. Cette position intermédiaire rappelle la définition du suspense donnée par Jean Douchet, celle d’une stase entre deux possibles, l’un catastrophique, l’autre miraculeux. Sous ses dehors de modeste série B, Marché de brutes est animé par une ambition profonde, offrant « en contrebande » une allégorie sur la conquête de la liberté par le sacrifice. Joe a été mis à l’ombre, la prison lui a tout retiré et les mots inscrits sur la grille d’entrée du pénitencier résument sa condition : « Lights Out. » Les lumières de John Alton témoignent dans cette perpsective d’une appréhension expressionniste de l’existence : la lutte du bien et du mal recoupe l’opposition du noir et du blanc, et la conquête progressive de la lumière est aussi pour Joe celle de la liberté. Lorsqu’il apparaît aux côtés d’Ann, les profonds contre-jours ménagent une sourde inquiétude quant à ses motivations (cf. son apparition inquiétante au chevet de la femme endormie), mais ils l’assimilent surtout à une créature toute d’ombre. Le contraste entre sa silhouette nocturne et la lumière émanant d’Ann, lorsqu’elle fume une cigarette devant la montagne, trahit la distance incommensurable qui les sépare.
Joe ne pourra s’emparer de sa liberté perdue qu’en venant à bout de Rick, qui l’a mis en esclavage. Associé symboliquement à l’incandescence du feu dès sa première apparition (il brûle l’oreille d’un de ses lieutenants avec son briquet), le criminel fait preuve d’un sadisme exacerbé, lors d’une scène violente où il jette au visage d’une femme un bol de punch enflammé. Le cadrage en caméra subjective renforce le caractère para-fantastique de la séquence : une fois l’écran entièrement recouvert par le liquide embrasé, le visage tordu du gangster l’apparente à un personnage luciférien, prêt à répandre autour de lui la destruction par le feu. Son drame sera de perdre le contrôle de ses facultés : au cours de la scène où il se bat avec Joe, les bougies qu’il a allumées enflamment tout l’appartement ; Joe renverse à son avantage le pouvoir du porteur de feu, le pousse par-dessus une rambarde et fait disparaître son corps dans un torrent de flammes. Arrivé à bout de son double maléfique, l’homme de l’ombre peut alors expirer dans les bras de sa bien-aimée, trouver la rédemption et se dissoudre à son tour dans un vaste puits de lumière. Ne reste à la caméra qu’à panoter sur le globe incandescent d’un lampadaire, d’où jaillissent les mots : « The End. »