Six films d’Anthony Mann sont repris cet été : quatre westerns et deux policiers méconnus. L’occasion de (re)découvrir un cinéaste qui a marqué aussi bien Godard que Scorsese. Paysagiste du Technicolor, Anthony Mann (1906 – 1967), a fasciné les cinéastes européens pour ses westerns empreints d’un rare lyrisme passant pourtant d’un genre à l’autre, pour mieux déroger aux règles des studios.
Deux policiers à découvrir
Side Street et The Tall Target appartiennent à la première période d’Anthony Mann – hormis ses années d’apprentissage. Dédiée au genre policier, on y distingue la tendance « documentaire » (T‑Men, Raw Deal) des films noirs, comme Side Street. Si ce film n’a pas bénéficié des talents du grand chef-opérateur John Alton, il présente deux particularités dignes de curiosité. Tout d’abord, Side Street est un fascinant montage à distance entre deux cinéastes passionnants, puisqu’il est la suite masquée du film de Nicholas Ray, They Live by Night : les noms du couple interprété par Farley Granger et Cathy O’Donnell sont modifiés, mais leur situation se prolonge d’un film à l’autre. Le second attrait du film est la course-poursuite dans Manhattan, toute de brutalité urbaine – une des premières preuves du talent incisif de Mann pour les grandes scènes finales.
Dernier opus de la période policière, The Tall Target fait figure de charnière entre le policier et le western, tout en étant – du propre aveu de Mann – un exercice de style à la Hitchcock. Ce film, presque inconnu ici mais qui jouit outre-Atlantique d’une grande estime, relate un complot ourdi contre Lincoln. C’est le contexte de la guerre civile américaine qui tire sensiblement Mann vers ce qu’il désignera comme « le plus grand des genres », mais également le train où se déroule l’action : doublement métaphorique, il matérialise d’une part la course inexorable du temps, pression qui sous-tend inévitablement tout suspense, et d’autre part l’Histoire en marche, la conquête de l’Ouest et le développement du monde civilisé tel que Lincoln le représente.
Quatre épisodes d’une longue histoire : Anthony Mann et le western
Anthony Mann fait sans aucun doute partie de la poignée de cinéastes qui ont réalisé le plus beau du western. Un immense cinéaste tout court, donc, puisque le western est « le genre le plus cinématographique du cinéma » (Godard), celui qui met en jeu tout ce qu’il y a de plus excitant à filmer, à rythmer, à mettre en temps et en espace – qui a été fait pour et n’a vécu que par le cinéma. De tout cela, Winchester ’73, Bend of the River, The Far Country et The Man from Laramie sont d’excellentes pièces à conviction. Ils font partie des cinq westerns réalisés par Anthony Mann et interprétés par James Stewart. Mann aime le travail d’équipe au long cours : outre la présence répétée d’acteurs, trois de ces films ont été écrits par Borden Chase et produits par Aaron Rosenberg, et le quatrième coécrit par Philip Yordan, avec qui il retravaillera à sept reprises.
Le western, en plus d’être une des rares, vraies, grandes mythologies modernes, est aussi, en tant qu’autobiographie fantasmée d’une nation, la petite psychanalyse que s’est longtemps payé l’Amérique. C’est encore plus vrai pour Winchester ’73, film très sombre dont la narration repose sur deux histoires à la fois. La première se résume à la trajectoire de l’arme éponyme, qui passe de main en main suivant une « ronde » (Mann adorait le film d’Ophuls) qui lui permettra de retourner à son propriétaire initial, Linn. Le second récit est celui d’une impitoyable lutte fratricide entre Linn et son frère, qui tua leur père. Si la première histoire n’est que provisoirement suspendue à la fin du film (particulièrement peu gaie et inquiétante), la seconde s’achève au terme d’une saisissante séquence de gunfight basée sur l’utilisation magistrale de la profondeur de champ dans un décor vertical, minéral et labyrinthique, au rythme des éclats de balles dans la roche. Cette scène sèche, sans une note de musique, à la fois irréelle et très physique, est le plus beau moment de mise en scène d’un film qui en comporte beaucoup (le concours de tir, le mort et le feu de camp).
Winchester ’73 est connu en tant que synthèse presque théorique du western. Chaque passage de l’arme annonce une figure imposée : partie de poker, attaque d’Indiens, bagarre de saloon… Premier pas vers la mort naturelle du genre, dont The Man of the West sera la contribution de Mann, c’est aussi ce que le film a de moins plaisant et de plus démonstratif. En revanche, la marque de Mann s’impose dès son premier western comme l’introduction d’un peu de brutalité et de tragique dans une mythologie jusque-là plutôt nostalgique et romancée : l’arme, pur objet de malédiction qui excite les instincts de son propriétaire, rappelle l’Anneau des Nibelungen ; les frères ennemis évoquent Romulus et Rémus, soit ce que la fondation d’une nation a d’ambivalent, d’injuste et de cruel. Mann signe en effet une variation sur le double thème de la violence et de la propriété, réunies au cœur du film : la « Winchester ‘73 » elle-même. La réplique compulsive « C’est MON fusil !» pourrait résumer ce film qui préfigure un refrain désormais obsédant du cinéma américain, depuis les fresques des Cimino, Coppola, Leone, Scorsese jusqu’au prêchi-prêcha de Bowling for Columbine : les États-Unis ont été fondés sur la violence, la propriété et la peur.
Bend of the River et The Far Country partagent un Technicolor luxuriant, la présence curieusement massive de musique et d’humour, et le quatuor Chase/Mann/Rosenberg/Stewart. Ils s’attaquent de près (The Far Country) ou de loin (Bend of the River) au mythe de la ruée vers l’or, et s’ils souffrent de la lourdeur de certains dialogues, ils regorgent de trésors de mise en scène : la scène éblouissante dans le saloon de Bend of the River, avec la progressive implication des trois personnages dans un grabuge surréaliste ; toute la fin de The Far Country, depuis le radeau jusqu’au duel final.
Bend of the River est le premier film en couleurs de Mann, qui s’en donne à cœur joie. La distance que le western prend naturellement avec la réalité est encore accrue par l’image, outrageusement repeinte au Technicolor : la couleur a achevé de transporter le genre dans un monde propice à accueillir de grands récits mythologiques, et à développer la poétique panthéiste du « plus virgilien des cinéastes ». Quantité de plans dénués d’utilité narrative sont autant de regards adressés à cette nature dont on tenterait de faire apparaître la vie silencieuse et le rôle mystérieux dans les événements dont nous sommes témoins. Le panthéisme dépasse le simple amour de la nature : il en est aussi une forme de divinisation.
Prenons l’exemple de la montagne omniprésente à l’arrière-plan de Bend of the River. Immanquable et vraisemblablement peinte, elle a d’abord un rôle narratif fondamental : car en plus de la tragique amitié de deux anciens bandits que leur évolution respective transformera en ennemis – volonté de rédemption pour Glyn, soif d’aventure pour Emerson –, le film raconte l’histoire d’un convoi forcé à passer par cette montagne périlleuse pour des raisons stratégiques. À la fois axe et centre du film, tout passe par elle et tourne autour d’elle. Mais elle acquiert une autre dimension si l’on admet que la ligne narrative apparente du convoi (arrivera, arrivera pas ?) n’est qu’une longue métaphore filée du débat obsessionnel qui anime Glyn (retombera dans la violence, retombera pas ?). L’épreuve de cette montagne que Glyn doit faire franchir à son convoi correspond à l’épreuve infiniment difficile qui consiste à vouloir changer, tout en assumant le chargement immense d’une vie passée à se tromper : passer de l’autre côté de montagne, c’est enfin passer du côté du bien. Bend of the River nous rappelle que tout film de cet acabit dépasse son histoire à la manière d’un poème, où ce qui est dit et montré renvoie discrètement, mais nécessairement, à quelque chose de plus immatériel.
The Far Country s’apparente plus à une fable avec morale à la clé. Le film – c’est sa principale faiblesse – fait peu de mystère sur la question qui le motive : altruisme ou individualisme ? Qui ici revient à : loi sociale (entraide) ou loi naturelle (survie) ? Jeff, cow-boy solitaire, tireur hors pair mais égoïste, refuse longtemps de s’engager du côté des opprimés pour lutter contre la toute-puissance d’une bande organisée. Comme dans The Naked Spur, Stewart incarne un personnage souvent antipathique, impitoyable quand il s’agit de ses biens, indifférent à la mort ou la ruine des autres… Il veut vivre seul et se suffire à lui-même, tel les loups sauvages auxquels il est associé.
La belle, lente et audacieuse métamorphose de The Far Country ressemble à celle du jour, depuis le matin éclatant aux ténèbres de la nuit. Après un début pimpant et trop conventionnellement hollywoodien, il sombre peu à peu dans le drame et se fait déborder par les interrogations métaphysiques de Jeff, pour s’achever sur une tuerie de nuit noire. Dans une logique expressionniste qui n’a jamais quitté Mann, plusieurs séquences se déroulent dans une ambiance crépusculaire ou aurorale, signe de l’hésitation du héros à choisir son comportement. Le décor va jusqu’à se retrouver directement impliqué dans l’action, agissant lui-même. Ainsi l’avalanche ouvre-t-elle un débat moral : Jeff demande pourquoi il faudrait aider les victimes, et la jeune fille lui rétorque ce que Glyn rétorquait déjà à ses acolytes dans Bend of the River : « si tu ne sais pas pourquoi…» Et quand on entend son ami insinuer hors champ « ce n’est pas bien », il n’y a plus que le héros sur fond de ciel. Faisant abstraction de tout ce qui tourne autour, le film se concentre alors sur un homme assailli par ses questionnements intérieurs. C’est souvent, dans les films de Mann, le moment où se décide la véritable nature du personnage.
Considéré un peu facilement comme le chef-d’œuvre officiel d’Anthony Mann, The Man from Laramie est peu rugueux, à l’image de sa photographie pastel et nuancée. Il donne ainsi d’autant plus de puissance aux éclats de violence et de noirceur : la fameuse balle dans la main et l’attaque désespérée du vieillard devenu aveugle en sont les deux meilleurs exemples. Will arrive à Coronado, décidé à venger la mort de son frère liée à un trafic d’armes avec les Indiens. Il se heurte rapidement au clan Waggoman, dirigé par un patriarche sévère dont le fils, Dave, est tout à la fois imbuvable, incontrôlable et incapable – pour le grand malheur de Vic, chargé de sa surveillance et que le vieux Waggoman aurait préféré avoir comme fils. Des relations complexes et tragiques vont se nouer entre ces quatre hommes, étoffées par les nombreux personnages secondaires.
Dans The Man from Laramie, le regard de Mann sur les personnages se fait plus aiguisé – à la fois plus compréhensif et plus impitoyable. D’un côté, à travers Vic, il prend soin de démontrer la façon dont un homme plutôt bon peut être précipité dans le mal par un enchaînement infernal d’actions et de réactions. En contrepartie, le spectacle de la bagarre entre Vic et Will au milieu du bétail est lamentable : la lutte n’a pas de vainqueur, et, rendue ridicule par la bande-son composée des meuglements des bêtes et de ceux des adversaires, la violence devient absurde. Sans issue, elle ne débouche sur rien et ces « héros » ne sont que des bêtes au milieu d’autres bêtes. Les deux défauts de The Man from Laramie sont le sacrifice sans appel du personnage de Cathy O’Donnell, transparent et inutile, et surtout la fin qui a été forcée pour ressembler à un happy-end totalement déplacé. Mais on sait que Mann a dû faire des concessions au producteur sur ce film qu’il voulait plus dur et plus intense. Il n’en demeure pas moins splendide, avec une mise en scène intelligente et lyrique. Pour sa première utilisation du Cinémascope, Mann a filmé des paysages somptueux dans une nouvelle perspective : souvent arides et très plats (la magnifique scène sur les plateaux de sel), ils sont un cadre moins exotique, fait pour des héros fatigués en attente de leur propre fin.
La société, le Bien, le Mal et les frères ennemis
Le cinéma prend parfois chez Mann des allures d’instrument socio-économique, analysant le fonctionnement d’une société et la circulation des biens. Winchester ’73 passe en revue tous les moyens d’accéder à la propriété : le fusil est gagné, acheté, échangé, volé, trouvé… Bend of the River narre le voyage turbulent d’un convoi de vivres et de bétail jusqu’à une colonie. The Far Country suit la création d’une ville depuis l’installation sauvage à l’organisation en société. Le nœud de The Man from Laramie mêle trafic d’armes et lutte pour la propriété terrienne… On pourrait craindre des fables sur le thème « bien mal acquis ne profite jamais », mais ici, le bien est toujours un mal, il ne profite jamais. L’économique et l’éthique se rejoignent de façon troublante : un bien est-il condamné à être mal acquis ? Existe-t-il une façon de « bien » acquérir un bien ?
L’éternel problème du bien et du mal se traduit chez Mann par la récurrence des « frères ennemis ». Chaque propriétaire de la Winchester ’73 est situé sur une échelle de moralité qui s’étend entre Linn et son frère, bonne et mauvaise consciences de l’Amérique. Cette opposition n’aura de cesse de se complexifier. Mann, qui participait beaucoup à l’élaboration de ses scénarios, aimait les personnages profonds et ambigus. Avec Bend of the River, ce ne sont plus deux frères diamétralement opposés, mais deux amis qui partagent un passé sanglant de redoutables bandits. Le « gentil » Glyn est donc un ancien « méchant » en quête de rédemption, mais dont les zones d’ombre sont nombreuses, tandis que le « méchant » Emerson est un aventurier rieur et charismatique, qui sauve la vie de Glyn plusieurs fois durant le film. Dans Winchester ’73, le personnage positif était contaminé par le mal (via l’obsession de vengeance), l’autre était entièrement mauvais. Ici, le mauvais est aussi contaminé par le bien, ce qui apporte à leur combat une dimension tragique. Difficile d’éprouver une quelconque joie au moment de la disparition d’Emerson, dont on voit le corps dériver vers les rapides dans un plan furtif et très émouvant. Plutôt un fort sentiment d’amertume… Mann a cette grandeur de dire que la mort n’est jamais source de gaieté ni de soulagement. Plus tard, il y aura The Man of the West, mais déjà dans Winchester ’73, la mort de son frère n’apportait aucune satisfaction à Linn. Et puis, il y avait le plan final : regard dur, dessillé, échangé entre deux amis aux visages fermés, repoussés hors champ par un mouvement de caméra qui les laisse à leur tristesse pour se concentrer sur l’arme… Comme si son potentiel de mort, pourtant déjà spectaculairement exploité dans ce film-hécatombe, avait à peine été entamé.
Le couple Stewart/Kennedy sera repris dans The Man from Laramie, avec un cran de complexification supplémentaire. Tout d’abord, le personnage univoque de Dave prend en charge tout le poids négatif du film, permettant à Vic de nous être très sympathique. À partir du moment où la « machine infernale » s’enclenche, Vic en vient à tuer contre son gré, à essayer de protéger les personnages innocents tout en refusant de se sacrifier. Il finit face à Will dans une scène poignante, au bord d’une falaise, complètement perdu, paniqué et vulnérable. Tout son corps exprime la question : comment en suis-je arrivé là ? Ni hargneux, ni foncièrement mauvais, il s’emprisonne peu à peu dans le mal, fait de mauvais choix qui le contraignent à d’autres, dans le but de préserver le fruit d’une vie de travail (comportement très « film noir », voisin de celui de Granger dans Side Street). Le mal qui l’habite est plus circonstanciel et social qu’inné ou naturel.
Dans The Far Country, les frères ennemis sont frère et sœur, et leur relation s’en trouve d’autant plus complexe et mouvementée : ils se protègent et s’affrontent. Ronda, femme forte, belle et cynique, complice jusqu’à un certain point des exactions des bandits, a le même credo que Jeff : ne s’occuper que de soi-même. Ce qui ne les empêchera pas de tomber amoureux l’un de l’autre… Les deux personnages ont une évolution voisine, mais pour des raisons sensiblement différentes : Jeff a un regain de « citoyenneté » qui l’incite à risquer sa vie contre les bandits, tandis que Ronda se sacrifie par amour pour Jeff. C’est elle qui contribuera de la façon la plus fine et la plus bouleversante au débat du film. Dans son agonie, Jeff lui demande pourquoi elle ne s’est pas occupée d’elle-même ; elle réplique simplement : « Quelle question étrange…»
Une violence cinématographique
Mann compte parmi les rares cinéastes qui ont autant refusé d’éluder la violence (ce qui le distingue de la génération Ford/Hawks) que d’en faire un spectacle (à la différence de Peckinpah ou Scorsese). Cela grâce à une mise en scène qui la problématise de façon cinématographique.
Exemple tiré de Bend of the River. Un sous-fifre d’Emerson est battu et jeté hors champ. Quand il revient pour contester l’autorité de son chef, sa tête envahit notre champ de vision. Au premier plan, elle masque tout le reste de façon incongrue – y compris Emerson lui-même. Immédiatement, une détonation se fait entendre, la tête retombe aussitôt, dévoilant Emerson, le canon encore fumant pointé vers nous. La brutalité purement cinématographique de cette scène rend la violence encore plus violente en ce sens qu’elle est puissamment cruelle, mais surtout qu’elle ne repose pas seulement sur des enjeux narratifs, mais aussi cinématographiques : ici, c’est la possession du champ qui est en jeu. Kennedy réagit comme un animal sur le territoire duquel on a empiété : le champ. Le corps « de trop » est éliminé par le son, l’as dans la manche du cinéma, ressource cachée de l’image. Dans The Far Country, la séquence superbement découpée du gunfight final obéit aux mêmes règles : lorsque McIntire est mortellement touché, son corps, en s’effondrant, découvre Jeff dans la profondeur de champ. À nouveau le son permet au personnage de reconquérir son terrain : c’est la clochette de Jeff qui détourne l’attention de ses ennemis.
Surprenante quand elle vient d’où on ne la voit pas (Dave abattu par Vic dans The Man from Laramie), cruelle quand au contraire on la voit lentement arriver (l’attaque du radeau dans The Far Country), ou à moitié désirée si un corps gêne la vision ou le bon déroulement de l’intrigue – le tueur réalise alors le souhait secret du spectateur – la violence provoque des réactions directement liées au regard et à l’écoute. Le spectateur est physiquement et mentalement projeté dans la situation ; sans ambiguïté ni voyeurisme. La violence a pénétré la mise en scène, elle est devenue un problème d’image et de son, de champ et de hors champ, de corps debout ou couchés – de cinéma. En étant à la fois au-delà et en-deçà de la monstration, Mann va plus loin que ses aînés, avec plus de retenue que ses successeurs. Il est sur la crête de deux versants, assurant la transition entre deux âges du cinéma hollywoodien où l’innocence est peu à peu perdue, alors que s’aiguise la conscience de l’hostilité du monde et de la violence de la société moderne. Représentation idéale de la subite confrontation entre l’homme et la violence de son environnement : un rapide panoramique filé. Dans Bend of the River, c’est Glyn qui interrompt par hasard un lynchage (comme Jeff dans The Far Country) ; dans Winchester ’73, c’est Linn face aux Indiens. Par opposition, l’indifférence tout aussi hostile des paysages se déploie dans des plans immensément larges où les personnages semblent, au mieux, à jamais erratiques, au pire, égarés pour toujours.
Impossible de clore le sujet sans parler de la balle dans la main de The Man from Laramie. Pur moment d’effroi devant le basculement insensible et pourtant subit dans la barbarie, cristallisé par un plan incroyable : d’un gros plan – déjà stupéfiant – de la paume de la main et du canon qui s’avance vers elle, on glisse le long du bras pour arriver au visage de Stewart quand la détonation retentit. Mann s’intéresse alors moins à la violence qu’à la souffrance. Il fait durer de façon presque insoutenable ce plan fixe, rivé à la douleur du personnage. Une douleur mêlée de révolte, de tristesse et d’incrédulité, un long et terrible gémissement d’où s’échappe à peine le mot « Lâche ». Ce n’est plus seulement souffrance d’un personnage, mais la souffrance même.
James Stewart, pour finir. Le dégingandé gentil et timide, image de l’idéalisme à la Capra et victime idéale du sadisme hitchcockien, se révèle un cow-boy trouble et tourmenté. Rudement mis à l’épreuve (The Far Country, The Man from Laramie), il accepte de se montrer sous un mauvais jour. Plus humain, il est donc plus dangereux que les icônes statufiées, Gary Cooper ou John Wayne. Il faut voir la capacité de sauvagerie, la réserve de fureur qu’il dissimule sous sa langueur sympathique. Dans Winchester ’73, c’est la bagarre avec Dan Duryea : devenu fou, il semble vouloir lui crever les yeux et lui écraser le crâne contre le bar. Dans The Man from Laramie, c’est un long travelling arrière qui fait corps avec Will durant sa marche punitive vers Dave. Dans Bend of the River, il est suspendu en plein ciel, le temps d’un plan, par la grâce d’une contre-plongée – les yeux exorbités, hirsute et le couteau en l’air, prêt à frapper son ennemi. Un plan formidable à la portée métaphysique. James Stewart dans les films d’Anthony Mann, c’est la violence contenue de l’homme ordinaire, soudain impliqué dans un corps-à-corps barbare. Le corps idéal pour étudier la fragilité de la frontière entre l’être social et l’animal. Pour dire qu’un simple être humain est capable de sauvagerie et, dans un terrible accès de rage, de faire trembler le cadre.