Peut-être plus que tout autre réalisateur, Anthony Mann a construit ses films autour d’apparentes coïncidences, de hasards troublants, de rencontres à l’allure fortuite. Cinéaste de l’épopée (de l’Antiquité à la conquête de l’Ouest), il semble bien souvent mettre en scène l’accomplissement du destin lui-même. Est-ce à dire qu’il serait un auteur tragique ? Quelques éléments d’explications à partir de deux de ses œuvres méconnues, Strangers in the Night (1944) et Serenade (1956).
Les signes du destin
L’ouverture de Strangers in the Night, film de jeunesse d’Anthony Mann, met en scène une forme de prédestination qui s’exerce à l’insu des personnages. Après quelques images documentaires sur la guerre du Pacifique, un plan fixe installe la caméra sous un abri militaire. Deux médecins et deux brancardiers s’affairent autour d’un soldat blessé allongé sur une civière, avant de se relever pour donner l’ordre d’évacuer le malheureux. Alors que le brancard quitte le champ par la gauche, un autre, en tous points identique au premier, entre par la droite, comme dans le mouvement continu d’une chaîne de montage. L’étrangeté de ce plan réside dans l’exacte simultanéité du mouvement des deux civières : un soldat anonyme prend la place d’un autre parmi toute une foule. Pourtant, au moment où le second brancard est installé devant les médecins, la caméra effectue un léger zoom en direction du blessé. Elle désigne, par ce mouvement infime, celui qui est élu par le film et, par là même, frappe du sceau du destin toutes les coïncidences qui jalonneront la suite de l’intrigue. Il ne s’agit plus d’un homme comme un autre soumis au hasard, mais d’un personnage désigné pour accomplir ce qui est déjà écrit.
La suite du film s’attache alors à multiplier ces fausses coïncidences que le héros (Johnny) ne comprend pas ou interprète mal. Soigné à l’hôpital militaire, il a entamé une correspondance avec une jeune fille (Rosemary) qu’il n’a jamais vue, mais qu’il a promis d’aller retrouver après sa guérison. Premier hasard, il a obtenu son adresse dans un mot qu’elle a inscrit sur la page d’un livre (A Shopshire Lad par Alfred Edward Housman) qu’il a lu pendant sa convalescence. Deuxième coïncidence, alors qu’il est assis dans le wagon restaurant du train qui le conduit vers Rosemary, une jeune femme vient s’assoir en face de lui et pose un livre sur la table. La caméra effectue un zoom en direction de Johnny qui fixe le livre avant de suivre le trajet de son regard jusqu’à la couverture. Un insert nous apprend qu’il s’agit d’un exemplaire de A Shopshire Lad. Retour sur le visage de Johnny dont les yeux se relèvent lentement en direction de la femme qui s’est assise. À nouveau, la caméra adopte le point de vue du soldat et, par un panoramique de la droite vers la gauche, nous dévoile celle qui a pris place en face de lui. On comprend que le héros interprète ce signe et pense que la jeune femme n’est autre que Rosemary elle-même. En apprenant qu’il n’en est rien (il s’agit en réalité de la docteure Leslie Ross), il rit d’avoir cru au destin et conclue sur cette explication rationnelle à Leslie qui lui confie connaître le recueil par cœur : « I guess that’s true of almost everybody who likes A Shopshire Lad », immédiatement contredite par le film. Juste après que Johnny a prononcé cette phrase, la caméra filme en gros plan le geste conjoint des deux personnages qui déposent chacun une note avec leur commande sur une coupelle apportée par un serveur. Les deux morceaux de papier se heurtent avant de retomber l’un sur l’autre. Puis, dans un fondu enchaîné, l’image des deux notes sur l’assiette laisse place à celle du train lancé à pleine vitesse. Anthony Mann nous fait comprendre visuellement que les destins des protagonistes se sont rencontrés, qu’ils se confondent désormais et que leur sort est en marche.
Mauvaise fortune
La scène se poursuit avec un nouveau signe spectaculaire : le train déraille au moment précis où Johnny s’apprête à prononcer le nom de Rosemary. Pour l’heure, l’homme reste toutefois aveugle à la bonne fortune que représente sa rencontre avec la jeune médecin, tout comme au mauvais augure qui s’attache au prénom de celle qu’il va retrouver. Toute l’intrigue de Serenade, tourné douze ans après Strangers in the Night, repose sur le même affrontement entre bonne et mauvaise fortune que le héros, instrument du destin, ne parvient pas à déchiffrer. La scène d’ouverture qui, à première vue, apparaît comme une troublante coïncidence, se révèlera être le premier signe de la fatalité qui s’annonce dès les premières images du film. Tout comme le zoom qui désignait le héros dans Strangers in the Night, un panoramique balaie ici des vignes pendant les vendanges jusqu’à s’arrêter sur un des vendangeurs conduisant un tracteur. Dans le plan suivant, une voiture d’un rouge vif s’approche des champs en soulevant un nuage de poussière derrière elle, sur la route qui longe une voie de chemin de fer (on retrouve ici la métaphore ferroviaire qui représente la marche du destin) et vient barrer la trajectoire du tracteur. La voiture s’arrête et ses deux occupants, un homme et une femme, font signe au vendangeur de s’approcher. Ils se sont perdus et demandent leur chemin. L’homme n’est pas surpris et leur explique que de nombreux conducteurs s’égarent depuis la construction de la nouvelle autoroute. Avant de leur indiquer la bonne direction, il reconnaît celui qui se trouve dans la voiture, un célèbre boxeur sur lequel il a parié. Mais, durant leur échange, c’est bien la femme au volant qui se trouve mise en avant dans le plan : son visage se situe au centre parfait de l’image et se voit enveloppé d’un foulard rouge de la même couleur que la carrosserie. L’homme, dont l’attention reste fixée sur le boxeur, ne prend pas conscience de cette apparition en travers de sa route. Dans la suite de l’intrigue, il (Damon Vincenti) se révèle être un chanteur exceptionnel et la conductrice (Kendall Hale) une riche héritière qui favorisera sa carrière après avoir croisé à nouveau son chemin « par hasard », avant de se jouer de lui et de le démolir. Tout comme Johnny refusait de voir les signes qui lui étaient envoyés (« I guess that’s true of almost everybody who likes A Shopshire Lad »), Vincenti, tout à son amour et son admiration, remerciera au cours d’un dîner les ingénieurs qui ont tracé l’autoroute et ont poussé la voiture de Kendall vers ses vignes.
L’idée selon laquelle le héros est un homme parmi d’autres désigné pour accomplir son destin tragique se matérialise tout au long du film et, notamment, à travers le parallèle esquissé avec le personnage du boxeur découvert dans la première scène. Le soir où Kendall vient entendre chanter Vincenti pour la première fois, le boxeur remporte un match important que le ténor lui-même suit en direct sur un téléviseur avant de monter sur scène. On apprendra par la suite que Kendall, qui était la maîtresse du boxeur, lui avait promis d’assister à sa victoire. Vincenti se trouvera dans la même situation lorsque la belle héritière ne se présentera pas à son premier grand concert préférant partir avec un autre, dont on devine qu’il subira un jour à son tour la même déception… Comme Johnny qui a été désigné par un zoom parmi une ribambelle de soldats identiques, Vincenti a été élu pour être le héros du film dans un panoramique inaugural, mais cela aurait tout aussi bien pu en toucher un autre tant semble longue la liste de ceux qui ont subi le même sort.
Conjurer le sort
Johnny et Vincenti ont également en commun de se diriger aveuglément vers leur perte dans la lutte qui oppose, dans les deux films, une figure féminine maléfique (Rosemary et Kendall) à une autre salvatrice (Leslie et Juana, la femme que Vincenti épouse au Mexique). La rencontre de Vincenti et Juana rejoue en miroir la scène d’ouverture où est apparue Kendall. Vincenti a fui au Mexique, désespéré et incapable de chanter, après que Kendall l’a délaissé. Pris d’un accès de fièvre, il envoie un petit garçon chercher de l’aide, tandis que le carnaval a envahi les rues. Depuis sa fenêtre, Vincenti guette la course de l’enfant. Ce dernier, vêtu de rouge (la couleur de la voiture et du foulard dans la première scène), suit un chemin ouvert dans la foule jusqu’à se heurter littéralement à une jeune femme (Juana) qu’il entraîne alors vers la chambre du malade. Le jeu des routes qui se croisent, tout comme la couleur du pull-over du petit garçon reprennent délibérément le schéma de la scène inaugurale. Le destin, provoqué cette fois-ci par Vincenti lui-même, l’engage cependant sur la voie du salut. Dans Strangers in the Night, Johnny, lui aussi, en vient à choisir Leslie contre Rosemary. Dans les deux films, ce retournement intervient après que les héros ont tenté de conjurer le sort en détruisant symboliquement leur mauvaise fortune. Vincenti lacère le buste en terre de Kendall et lui arrache le visage là où Johnny prive de sa toute-puissance magique le portait de Rosemary en enquêtant sur son origine (la représentation se révèle fictive, Rosemary n’a jamais existé). En attaquant ces images, les deux hommes présomptueux pensent se libérer de la fatalité mais, à nouveau, il se méprennent et doivent affronter une dernière épreuve dont ils triompheront. L’ambiguïté d’Anthony Mann est donc de nous présenter des personnages qui parviennent à se défaire de la fatalité tragique et, sans être libérée de la destinée, se retrouvent finalement protégés par elle. Vincenti est sauvé par une autre apparition sur sa route, sous les traits de Juana, et Johnny, dans les dernières minutes du film, échappe à la malédiction grâce à celle que le destin avait placé face à lui dès son arrivée dans le train.