Premier des cinq westerns qui réunissent Anthony Mann et James Stewart, Winchester 73 a la spécificité d’être, sous ses faux-airs de film choral, un traité sur la violence, qui replierait l’Histoire du Far West (les figures de Wyatt Earp et de son frère Virgil) sur celle de la Bible (Caïn et Abel). Le film propose une série de segments, toujours plus ou moins articulés autour de la quête vengeresse de Lin McAdam (James Stewart), dont le sujet serait en fin de compte la conquête de l’Ouest, symbolisée par une carabine exceptionnelle, la Winchester 73. L’intrigue s’ouvre ainsi dans une ville qui propose une vision à la fois jusqu’au-boutiste et dévoyée de la civilisation : sous la houlette de Wyatt Earp, les armes sont bannies, mais l’exercice de l’autorité consiste moins à mettre en place une justice (de fait, le Marshall ne cherche jamais à savoir à quoi est due la haine que se vouent Lin et son rival, Dutch Henry Brown), qu’à gommer l’expression de la violence, repoussée aux bordures de la ville. C’est dans cette drôle de Cité qu’est organisée un concours dont le prix est justement le fusil qui donne son titre au film, et que Lin remporte loyalement contre son ennemi. Ce dernier lui tend dans la foulée un piège qui lance la chevauchée du récit et la transmission du fusil entre diverses figures archétypales du genre. L’acquisition et la perte du fusil par un individu reposeront toujours sur un duo de valeurs antinomiques : d’abord le mérite (Lynn) contre le vol (Dutch), puis la ruse (le joueur de cartes) contre la force (le chef indien), la bravoure contre la couardise (Steve), l’autorité d’un supérieur et la concession tactique de son subalterne (Dutch et Waco), et enfin le bon frère contre le mauvais, le chevalier blanc contre le chevalier noir.
Au sein de cette circulation, le film dessine par ailleurs un horizon du recours à la violence dont la légitimité serait, idéalement, déterminée par une instance supérieure qui octroie à l’individu un peu de son pouvoir. Exemplairement, la Winchester gagnée par Lynn présente une plaque métallique avec la mention de la ville de Dodge City, où le nom du vainqueur aurait dû être gravé. Or, la communauté est fragile ou parasitée de l’intérieur : la Cité théoriquement sans crime d’Earp est le théâtre d’un larcin, l’ordre du petit saloon de Riker ne tient qu’au fusil que brandit le tenancier, l’Armée sacre par défaut, après l’attaque des indiens, un héros qui originellement était prêt à prendre la fuite, la petite maison où se réfugie Steve et sa promise Lola se voit réquisitionnée par des hors-la-loi, tandis qu’enfin la tanière de Dutch et de ses sbires apparaît comme un simulacre de foyer. La construction sophistiquée de Winchester 73 s’achemine ainsi vers une remise à plat, c’est-à-dire à un duel à l’air libre, un contre un, dans un terrain toutefois escarpé et abondant d’aspérités et de cachettes. En somme, un lieu qui serait l’expression de la complexité biscornue de la justice de l’Ouest, et dont la rugosité vient contrer la simplicité apparente d’un affrontement manichéen entre le Bien et le Mal. Si Lynn est bien le seul qui se montrera digne de la Winchester, c’est parce qu’il se révèle en mesure de dépasser les différents dualismes qui se dressent devant lui. Contrairement à Earp, qui chasse Lola de Dodge City au nom d’une conception morale de la Cité à laquelle lui-même ne croit pas vraiment, il ne juge jamais la jeune femme, se bat aux côtés de ses anciens ennemis nordistes de la Bataille de Bull Run et se met à la place des Indiens pour contrer leurs plans. Il est en cela une figure de Western idéale, à la fois mue par la violence et capable d’embrasser la complexité de ce qu’elle recouvre. Il y a par exemple ce plan très beau et fugace où Lynn, après la chute de son frère, baisse légèrement la tête, à la fois en signe de fatigue et de recueillement pour son rival défunt. Le classicisme de Mann propose une vision quelque part parfaite du Western, d’une cohérence absolue, et qui n’en ménage pas moins, à l’intérieur d’une construction où rien n’est superflu, une subtilité des émotions et des rapports noués entre les personnages.