Cannes 2009 : Les Chaussons rouges fait, en version restaurée, l’ouverture de la section Cannes Classics, dont le président d’honneur est alors Martin Scorsese. Le réalisateur revient, aux côtés de Thelma Schoonmaker, monteuse de nombre de ses œuvres et dernière femme de Michael Powell, sur l’importance du film dans sa propre carrière. Il rappelle également l’influence du cinéma de Powell et de Pressburger, et des Chaussons rouges en particulier, sur les cinéastes de sa génération, de Brian De Palma à Francis Ford Coppola. Le public, ému aux larmes, applaudit à tout rompre durant la séance lorsque se termine la célèbre séquence du ballet, située au milieu du film. Décembre 2009 : Tetro sort en France. Au cœur même de ce nouvel opus de Coppola, plusieurs hommages au cinéma de Powell : une séquence de danse qui est une citation littérale des Chaussons rouges, une allusion de l’un des personnages à ce même film, et enfin un extrait des Contes d’Hoffmann, adaptation hallucinante de l’opéra d’Offenbach qui porte à son comble les expériences plastiques du réalisateur britannique. Et ce printemps, Les Chaussons rouges ressort enfin en copie neuve ! L’occasion de (re)découvrir l’un des chefs d’œuvres du Technicolor, un film de ballet hors normes qui aboutit l’univers d’un cinéaste remarquablement indépendant et novateur, d’un anti-naturalisme virulent, dessinant aux limites ténues du fantastique toute la complexité de l’expérience humaine.
Une jeune danseuse, Victoria Page, s’arrange pour rencontrer à la faveur d’une réception le célèbre chorégraphe et directeur de ballet Boris Lermontov. Tout d’abord agacé de se sentir approché par une jeune ambitieuse, Lermontov ne tarde pas à interroger la jeune femme : « Pourquoi voulez-vous danser ? » Et cette dernière de répondre du tac au tac : « Pourquoi voulez-vous vivre ? » Emblématiques de ce qui serait un archétype du personnage powellien, ces deux répliques, mentionnées d’ailleurs par Martin Scorsese lors de la présentation du film à Cannes, résument à elles seules les principaux enjeux des Chaussons rouges. Peut-on vivre et créer ? Comment choisir entre deux axes de vies qui semblent devoir s’exclure tragiquement ? Peut-on échapper aux conséquences d’un destin que l’on s’est parfois choisi ? Co-scénaristes, co-réalisateurs et co-producteurs, Michael Powell et Emeric Pressburger ont construit une filmographie qui restera dans l’histoire du cinéma comme un modèle d’indépendance artistique et d’effronterie créative. Initiateur et metteur en scène sur leurs différents projets (Pressburger s’étant surtout chargé du travail d’écriture), Powell n’aura cessé, tout au long de sa carrière et jusqu’au Voyeur – qu’il a réalisé seul –, de dessiner des personnages tiraillés entre deux possibles antinomiques : la vie ou la mort (Une question de vie ou de mort), Dieu ou la vie charnelle (Le Narcisse noir), ou encore l’ambition et l’amour (Je sais où je vais !). Héroïne powellienne par excellence, la jeune Victoria Page, qu’incarne avec une fougue lumineuse la danseuse Moira Shearer, se trouve rapidement prise dans un dilemme impossible : tombée amoureuse du brillant compositeur du corps de ballet, harcelée par Lermontov qui la rappelle sans cesse à la nécessité de se consacrer entièrement à son art, la jeune femme gagnera en célébrité sans pour autant trouver la demi-mesure qui pourrait la sauver.
Au cœur du film et comme pour figurer structurellement la déchirure du personnage, un inoubliable ballet de dix-sept minutes vient offrir un écho fantasmatique au récit général, aux rêves et aux terreurs de l’héroïne. Victoria Page danse alors l’histoire du conte d’Andersen « Les Souliers rouges » : une jeune femme trouve une paire de souliers qui lui plaisent infiniment, elle les enfile et se met à danser, heureuse et légère, jusqu’au bout de la nuit. Puis, exténuée, la jeune femme tente de s’arrêter ; mais les chaussons ne sont pas fatigués, et ils continuent de danser, interminablement… A la faveur de cet intermède, Powell ose un aboutissement de ce qui serait son projet artistique, toutes les potentialités plastiques et thématiques qu’il développe par ailleurs se trouvant transcendées dans l’espace de liberté qu’offre le ballet : le fantastique, habituellement suggéré comme le symptôme de réalités et de temporalités affleurantes dans l’espace du récit, explose alors comme un prolongement de l’expérience consciente et inconsciente du personnage. Et si l’on trouve ici l’une des meilleures illustrations de l’usage que le cinéaste sut faire du studio (penser au Narcisse noir, dont les décors sont presque intégralement constitués de peintures sur verre réalisées dans la région de Londres pour un film dont l’histoire se déroule dans les montagnes indiennes), c’est avant tout en tant que ce studio donne l’occasion de construire une esthétique aussi éloignée que possible d’un naturalisme conjoncturel, tendant vers le plus précis des réalismes psychologiques, réalisme fondé sur la cohérence formelle, sur une retranscription du réel pris dans ses textures visibles comme dans ses textures invisibles.
Raymond Durgnat remarquait que l’image powellienne procède d’un mouvement par lequel le personnage, ayant « absorbé » le réel, le transforme ensuite en une image poétique qui occupe l’écran … Cet agencement fondateur de l’esthétique des films du cinéaste britannique trouve donc un aboutissement dans le ballet des Chaussons rouges, dont les jeux de surimpressions, de textures volatiles et de glissements hallucinogènes apparentent l’image à une projection du psychisme du personnage, qui s’épanouit dans l’encart du ballet comme en un miroir révélateur. Et si le ballet se termine sur des plans qui évoquent le cinéma en noir et blanc (on songe par instants à l’Expressionnisme allemand, rappelé ici par les jeux de lumière, de perspectives, et à travers le personnage de Lermontov, très « draculesque »), c’est bien que le jeu plastique rejoint ici totalement les mouvement psychologiques de Victoria Page, faisant de l’image filmique l’espace d’une réflexion essentielle, porteuse d’un surplus d’existence sans lequel le personnage resterait condamné à de non moins tragiques nuances de gris. « Je ne suis pas un grand homme » précisait Powell dans son autobiographie. « Je ne suis pas un homme brillant. Je ne suis pas un homme du tout, mais un petit garçon combatif et rêveur bien décidé à imposer sa vision du monde à qui veut l’entendre. » On ne saurait trop recommander aux cinéphiles et aux curieux de foncer voir ou revoir Les Chaussons rouges, et d’adhérer ainsi au rêve visionnaire de Michael Powell et Emeric Pressburger.