Tetro poursuit ce qu’avait commencé L’Homme sans âge, lequel mettait en 2007 fin à une pause artistique de dix ans : la reprise de contact avec son envie de filmer par un cinéaste qui aura tenté d’imposer sa singularité au sein du système hollywoodien pendant trois décennies. Une relancée résolument par le bas et en marge de Hollywood : budgets réduits, équipe technique de quasi-inconnus (chef opérateur roumain, musicien d’origine argentine, le monteur Walter Murch qui officia sur Apocalypse Now), castings internationaux où les stars éventuelles n’auront droit qu’à des seconds rôles, lieux hors de l’espace américain. De toute évidence, Coppola a, au moins pour le moment, renoncé aux projets dispendieux qu’une certaine époque lui permettait et qui ont fait sa réputation, cherchant une nouvelle jeunesse à son art dans des configurations plus modestes. Mais c’est avec ces nouveaux paramètres qu’il doit concilier ses obsessions plastiques et narratives qui, elles, ne se sont pas vraiment assagies avec les ans. Le peut-il ?
Maniérisme protéiforme
Tetro emprunte résolument les voies du mélodrame familial pur jus. Un jeune Américain tout juste majeur (campé par le nouveau-venu doué Alden Ehrenreich) part en Argentine retrouver son frère ainé et idole (Vincent Gallo), aspirant écrivain un peu ravagé qui s’y est exilé dix ans plus tôt en rompant tout lien avec sa famille. Entre le désir de savoir de l’un et le mutisme buté de l’autre, se dressent l’ombre du père, chef d’orchestre mondialement reconnu et étau de despotisme pour ses proches, et des non-dits qui seront mis au jour par fragments, à la lecture des écrits intimes ou, sur la fin, dans un fracas lyrique tirant vers l’opéra qui a tant de fois nourri les films de Coppola. Car sur ce canevas — le premier scénario original écrit par lui depuis Conversation secrète, trente-cinq ans plus tôt, le cinéaste revisite une fois encore des figures familières de sa filmographie : les liens du sang, l’encombrement du génie artistique, l’intrusion d’autres régions de cinéma, voire d’autres arts (ici, par exemple, Carmen Maura, Les Chaussons rouges et Les Contes d’Hoffmann de Powell et Pressburger, le théâtre). Signe supplémentaire d’un sillon qu’on persiste à creuser, il adopte une esthétique semblable à un de ses films antérieurs, Rusty James (1983) qui touchait à des thématiques familiales similaires, filmant le présent en noir et blanc et laissant les couleurs aux réminiscences.
Tetro apparaît ainsi, avant tout, comme le reflet éclatant du désir d’un artiste de réaffirmer ses acquis, ses récurrences, ce qu’on est bien tenté d’appeler ses « obsessions ». Mais si on ne peut évidemment lui reprocher de creuser encore et toujours un même sillon qui concentrerait toutes ses motivations créatives, la façon dont il signifie cette insistance ne va pas sans provoquer un certain malaise. Ce côté un peu démonstratif du statut d’auteur à la fois grand public et marginal — venu de Hollywood et néanmoins ouvert sur le monde — n’est pas nouveau chez Coppola, et a d’ailleurs toujours jeté un certain doute sur le statut de « grand » que d’aucuns tendent à lui accorder. Ses films les plus plastiquement marqués (on pense à Rusty James, justement, mais aussi à Apocalypse Now ou à un Dracula trop foisonnant pour son bien) reflètent bien le problème posé par ce cinéma régulièrement nourri au maniérisme protéiforme. Souvent chez lui, on peut déplorer que les effets de mise en scène — la musique employée, les jeux d’ombres et de couleurs, les mouvements d’appareil s’imposant en sujet de leur scène, etc. — annoncent une intention d’auteur qui précède le pouvoir d’expression de l’image et la vie propre que celle-ci pourrait acquérir. Dans ces moments-là, la maîtrise technique auteuriste du maître d’œuvre s’impose comme discours pour le film, et le réalisateur ne fait, au bout du compte, que parler de son propre savoir-faire, d’une culture arborée, des formes d’expression dont il s’est inspiré, corsetant dans sa mainmise la part la plus personnelle qu’il pouvait avoir à exprimer.
La douleur du processus
Avec ses clins d’œil appuyés à une culture étrangère un brin fantasmée (acteurs hispanophones et activité culturelle s’efforçant de donner chair à une Argentine qui par ailleurs ne déparerait pas une carte postale, scène cliché sur l’apprentissage de la liberté sexuelle), Tetro pourrait a priori rejoindre cette catégorie de films dont l’auteur tâche par-dessus tout — y compris un vrai regard sur le monde — de redire qui il est et en quoi il se distingue. Mais entre son époque de productivité des années 1970 – 80 et le redémarrage d’aujourd’hui, une donnée assez significative a changé : les moyens financiers et techniques que le cinéaste s’autorise. Avec Tetro comme avec L’Homme sans âge, Coppola se teste en marge du réseau de facilités dont il a pu bénéficier à une époque glorieuse et déjà lointaine : moins de budget, effets ménagés, surtout moins de recherche de finition élégante de l’image et de ses intentions d’expression. Il est très frappant de voir ses élans de démonstration visuelle et narrative (ainsi le clin d’œil à Rusty James et à Powell-Pressburger, les rapports humains de mélodrame redondant) prendre forme alors que la mise en scène fait par ailleurs mine de sobriété (moins de mouvements d’appareil, l’austérité du noir et blanc paradoxalement) : ils y paraissent énormes, encombrants, déplacés, presque grotesques, telle l’apparition ultra-kitsch de ces montagnes scintillant en noir et blanc sous les yeux hallucinés de Gallo / « Tetro ». Peut-être ici plus que jamais, le maniérisme de Coppola prend des risques. Ses films d’hier déployaient une énergie fière et sûre d’elle ; l’éclat recherché à tout prix par Tetro le rend fragile, fébrile (à l’image de la sueur rendue morbide par le noir et blanc), menacé régulièrement de chute.
Et c’est bien cette fragilité auto-infligée qui produit, sans doute malgré elle, un petit miracle : faire de Tetro non seulement un retour enfin réussi à l’arraché, mais un des films les plus émouvants de son auteur. Cela n’a pas grand-chose à voir avec son histoire de frères se cherchant mutuellement et individuellement. Mais le cheminement émotionnel et créatif chaotique de ces protagonistes, les affects familiaux aux accents évidemment œdipiens, le tout rendu par une mise en scène mise par elle-même en équilibre instable, racontent autant l’histoire qu’ils sont censés raconter que la position délicate du conteur en quête de nouvelle existence, mais luttant avec ses propres élans incongrus de démiurge, désireux de concilier son langage avec la nouvelle direction qu’il s’est donnée. Le maniérisme de ce dernier n’est pas, cette fois, un poids encombrant pour le film, mais en devient de lui-même, ouvertement et sans forcer, le sujet personnel et délicat. Si Coppola cherche ostensiblement à renaître à la création, c’est naturellement qu’il en exprime la douleur du processus. Pour cette seule sincérité qui prend vie à l’image, ce film de faux débutant sur le retour reste une bonne nouvelle qui donne espoir pour ses suites : rien n’est moins sûr que Coppola renoue un jour avec l’ampleur du Parrain, mais son cinéma sorti de sa traversée du désert commence à captiver comme rarement.