Alors qu’il s’ennuyait à réaliser à la chaîne des films pour les studios américains, Michael Powell eut l’occasion d’entreprendre le premier projet qui lui tenait à cœur : filmer la rude existence des habitants d’une île des Shetlands, au nord de l’Écosse. Dans ce grand écart du confinement des studios à la liberté absolue des grands espaces insulaires, le cinéaste se cherche, en même temps qu’il tente d’adapter la forme filmique au sujet qu’il entend traiter. Au-delà de la simple réalisation d’un premier scénario personnel, ce film, qui valut au cinéaste une promesse de contrat par Alexander Korda, fascine par sa beauté et par l’histoire de son tournage qui semble sans cesse transparaître sous la fiction.
Encadrement
À bord d’un yacht, un marin conduit un couple de touristes anglais au large des îles Shetland, au nord de l’Écosse. À l’approche d’une petite île aux falaises à pic, l’homme s’exclame : « Mais cet endroit est horrible ! » L’horreur semblant avoir été chassée par la fascination, on retrouve les trois personnages sur l’île, dont les maisons en ruine laissent supposer que les hommes ont déserté ce lieu, livrant les larges vallons aux moutons et aux rapaces. Sur ces images d’un paysage désolé vont apparaître, en surimpression, les souvenirs du marin, ancien habitant de l’île, qui se rappelle les événements qui ont conduit à l’évacuation totale du lieu, quelques années auparavant. Il n’est pas innocent que ces deux touristes soient incarnés par le cinéaste Michael Powell lui-même et sa compagne de l’époque, et on peut y voir plusieurs significations.
D’une part, d’un point de vue personnel, on peut penser qu’apparaître à l’écran avec la jeune femme qu’il aimait mais ne pouvait épouser en raison de son mariage précédent est une façon d’officialiser pourtant leur liaison par le biais du cinéma. D’autre part, figurer sa propre arrivée dans une île dépeuplée est pour Michael Powell une façon de montrer qu’il arrive trop tard pour l’histoire qu’il aurait vraiment voulu raconter, et ce balbutiement du récit fait apparaître, au sein même de son film, les difficultés qu’il éprouva alors à faire prendre corps à un projet qui lui tenait à cœur depuis fort longtemps. Mais nous y reviendrons. Enfin, l’encadrement du récit dépasse la pure coquetterie formelle dans le sens que cette structure sous-tend bien le sujet traité. Commencer l’histoire par son après-coup, c’est insister sur le fait qu’il s’agit bien du récit de la fin d’une communauté. Ce surplomb théorise d’emblée le sujet du film : la vie sur cette île est-elle incompatible avec la modernité, et donc en voie de d’extinction ? C’est ce que pense Robbie, qui affronte son ami d’enfance Andrew pour savoir s’il est toujours possible de mener le mode de vie séculaire sur cette île autarcique par bien des aspects, ou s’il faut au contraire quitter tout à la fois terre et traditions pour une existence plus moderne. À travers l’opposition de ces deux garçons, c’est toute la communauté de l’île qui sent approcher la fin d’un monde.
Projet sociologique et dimension documentaire
Si, en 1937, Michael Powell n’était pas un cinéaste débutant, il faut préciser qu’À l’angle du monde fut son premier projet important et personnel. Réalisateur de quota-quickies depuis plusieurs années, il avait forgé le désir d’écrire pour le cinéma l’histoire qu’il avait lue dans un article de journal plusieurs années auparavant, et qui relatait l’évacuation de toute la population de Saint Kilda, archipel du nord de l’Écosse. Il souhaitait partir du récit de ce fait à la fois historique et sociologique pour raconter un drame, pour créer une épopée. Ce projet rencontra deux problèmes d’importance. Powell fut d’abord déçu par la contrainte financière qui l’obligeait à travailler en équipe réduite et à ne tourner qu’avec une vingtaine de personnes. Par ailleurs, le propriétaire de Saint Kilda refusa catégoriquement toute intrusion sur son île. Ces deux déconvenues finirent par aboutir à une solution peut-être meilleure que l’originale : Powell dut changer d’île et trouva Foula, dans les Shetlands, encore plus inhospitalière, et surtout, toujours habitée. Les habitants pourraient donc apporter leur concours au tournage, soit techniquement, soit en tant que figurants. Ainsi, l’arrivée du cinéaste sur l’île, rebaptisée Hirta pour la fiction, permit au cinéaste de se filmer tout de même découvrant une île absolument désertée par l’homme, fantasme qu’il nourrissait depuis la lecture du témoignage sur Saint Kilda.
« J’avais écrit [mon synopsis] défensivement, car personne ne comprenait pourquoi je voulais aller tourner dans une île […], écrit le cinéaste dans son autobiographie foisonnante de détails. “Oh, ce sera comme L’Homme d’Aran, n’est-ce pas?” J’en étais vert de rage. “Non, pas du tout comme le film de Flaherty. Il n’y a pas d’histoire, rien que des vagues et des algues et de belles images. Je veux faire un drame ! une épopée ! Avec des êtres humains!! Je mélangerai des acteurs et des personnes réelles. − Comme Pêcheurs d’Islande […]. − Non, pas du tout comme le film de Poirier”, bafouillai-je indigné […]. Vous n’avez aucune imagination. Je ne veux pas faire un documentaire. » Si les idées du cinéaste sur le projet qu’il nourrissait depuis fort longtemps semblent, d’après son propre témoignage, très arrêtées et très contraires à une reconstitution d’événements réels révolus, il faut souligner le rôle que semble pourtant avoir eu sur lui une rencontre fortuite qu’il fit alors. Robert Flaherty, souvent considéré comme l’«inventeur » du documentaire, qui montait alors L’Homme d’Aran (Man of Aran, 1934) travaillait dans les mêmes locaux que Powell avec qui il s’entretint à de nombreuses reprises. « J’avais parlé de Saint Kilda à Flaherty et nous avions d’interminables discussions sur la manière de filmer un aussi merveilleux sujet.[…] “C’est une grande pitié, Michael, que vous n’ayez pas été là, ne serait-ce qu’avec un Kodak, le jour de l’événement ! C’est un crime!” J’étais d’accord, bien sûr, mais je lui expliquai que mon film aurait une histoire. Elle concernerait les gens de l’île dont la vie a été changée à jamais – pour certains en bien, pour d’autres en mal. “Une histoire, quel genre d’histoire, Michael ? […] Les faits sont les faits, on ne peut pas battre la nature. On ne peut pas inventer l’évacuation d’une île, on ne peut pas ignorer la mort d’un peuple ! Il aurait fallu y être quand c’est arrivé ! Avec une demi-douzaine de caméras!”»
C’est comme si le hasard et les faits avaient donné raison à Flaherty, et comme si ses paroles avaient finalement imprégné le jeune cinéaste au-delà de ce qu’il a jamais voulu avouer. C’est comme si la contrainte de l’équipe réduite, ainsi que l’obligation de choisir une île encore habitée tirèrent, presque malgré lui, et comme une fatalité, le film vers un versant beaucoup plus documentaire qu’initialement prévu. En effet, les contacts entre le cinéaste et les habitants furent riches, et nourrirent le film à de divers égards. La tonte des moutons, le tricot avec cette laine (la meilleure du monde, paraît-il), par les femmes assises en rond dans les champs, l’extraction de la tourbe du sol ou le ramassage des œufs d’oiseaux nichés dans la falaise, sont autant de scènes documentaires que Powell n’aurait pas filmées sur l’île désertée de Saint Kilda, et qu’il enregistre grâce à la perpétuation, par les habitants de Foula d’un mode de vie ancestral. Si le drame évoqué dans le synopsis est bien là, si le traitement du thème sociologique important à son époque qui est de savoir comment intégrer au Royaume-Uni des façons de vivre si marginales dans un monde qui devient moderne est toujours présent, la part du documentaire semble s’être insinuée presque contre le gré du cinéaste.
Paradoxes de l’espace insulaire
Par-delà le destin des protagonistes et des coutumes des habitants, le personnage central reste pourtant l’île elle-même. Le principe du film est d’opérer une plongée dans ce monde que tous les britanniques connaissent, sans pourtant s’en soucier. « Tout écolier […] sait à quoi ressemblent les îles Britanniques sur la carte. Mais presque personne ne les a jamais vraiment regardées. Elles sont là depuis si longtemps ! » Le premier contact visuel que nous ayons avec l’île est la vision, plein champ, d’une carte géographique. Il s’agira ensuite de dépasser ce cliché, cette abstraction, pour se coltiner le réel des lieux. On sent à chaque plan le désir qu’a le cinéaste de filmer cette lande sauvage, et le souhait qu’il a de la sonder, d’en étudier filmiquement la topographie. Avant même l’accostage, la petite embarcation contourne l’île, et filmée de loin, elle apparaît enserrée dans une trouée de la falaise : au-delà de la volonté de « faire un beau plan », Powell préfigure à quel point l’île est facteur d’enfermement pour l’homme. À travers, également, les plans météorologiques, observant à l’envi les mouvements de la pluie dans les mares, le battement des herbes hautes, on comprend l’importance du rythme de la nature sur la vie quotidienne.
Mais on imagine également le sentiment absolu de liberté éprouvé par ce cinéaste contraint au studio tout le début de sa jeune carrière. Déjà, The Phantom Light (1935) rendait patente l’envie profonde de filmer l’espace étriqué d’un phare au bord de l’immensité de la mer, et de nouer très étroitement l’intrigue à la géographie des lieux. Ici, Powell cherche sans cesse à montrer la nature hautement paradoxale de l’espace insulaire. Dans ce lieu ouvert à perte de vue, où tous les cadrages sont possibles, où toutes les échelles de plan sont envisageables, les personnages sont pourtant confinés sur un petit bout de terre délimité par les dangereuses falaises, frontières naturelles abruptes et visibles entre eux et le reste du monde. À l’absence de construction humaine à perte de vue correspond la solitude face à la violence des éléments. La contradiction inhérente à l’espace insulaire tient à ce que la grande liberté côtoie l’enfermement définitif. En témoignent ces amples mouvements de caméra qui filment les moutons, en très grand ensemble, dans une course anarchique à travers les pâturages, tandis que, à mesure que l’échelle se resserre sur eux, ils se rapprochent les uns des autres, dirigeant tous leur course vers un même point qui n’est autre que leur petit enclos. En deux plans surplombant les bêtes, on passe de l’impression que les individus s’ébaudissent librement, à la sensation qu’une main invisible et supérieure les a conduits jusque là malgré eux, et que leur trajectoire est avant tout collective. C’est comme si l’individu n’avait pas d’autre importance que son appartenance à une espèce, comme si de têtes de bétail, on était passé à un troupeau, au mouton comme une donnée partitive dénuée de singularité. De la main de l’homme qui conduit le mouton, à la main de Dieu qui dirige le destin de l’homme, le parallèle est toujours présent à l’esprit. La caméra toute puissante peut choisir de filmer à leur hauteur, en les individualisant, ou au contraire à grande distance, les réduisant ainsi, au sein de l’image, à l’état de petit points.
Dans le très beau texte qu’il consacre aux films insulaires, et notamment à L’Homme d’Aran ou Finis Terrae de Jean Epstein, Philippe Arnaud parle de personnages « réduits à l’état de fourmis humaines ». Pour lui, l’homme insulaire est un homme « élémentaire », un homme qui lutte pour sa survie, un homme très peu psychologique. On peut tout à fait adapter cette idée au film de Powell qui cadre ses personnages de très loin, petites figurines prises dans le décor, confondues avec le fond qu’elles occupent. De fait, le quotidien des hommes de Hirta consiste à lutter pour la survie, et le paradoxe de l’espace, ouvert et pourtant carcéral, fait écho au rapport de l’individu et de la communauté. L’union de la communauté est indispensable à la survie dans ce lieu hostile, mais cette condition même d’existence sur l’île rend la liberté individuelle soumise aux choix de la communauté. Lorsque le jeune Robbie annonce à son meilleur ami Andrew qu’il désire quitter l’île sur laquelle il ne se voit aucun avenir pour travailler en mer et vivre en ville, le jugement sévère de celui-ci ne se fait pas attendre : « Tu nous quittes, fauchés comme on est. » Ainsi, si le lien social représente sans conteste une force qui permet à l’homme de se mesurer aux forces de la nature, il est assurément une contrainte qui s’oppose à toute velléité de destin singulier. Face à la colère de son beau-père à son encontre, le même Andrew dira : « Nous sommes trop peu nombreux pour rester fâchés si longtemps. » La solidarité, l’esprit communautaire, sont des figures imposées du mode de vie insulaire.
Un monde avec Dieu
Le montage suggère parfois qu’au delà de l’entraide pour assurer leur subsistance, un lien beaucoup plus spirituel unirait les habitants. Lorsque les deux amis Robbie et Andrew s’affrontent dans une course périlleuse sur la falaise afin de régler leur différend quant à l’avenir de la communauté, le découpage insère des plans étrangers à la scène d’ascension des rochers. En effet, la séquence nous montre les deux jeunes gens empruntant chacun une voie, alternant la vision de l’un et de l’autre avec celle des différents spectateurs, d’une part les hommes, dans de petites barques, d’autre part les femmes qui observent elles la scène depuis un promontoire. Ce qui devient plus étrange, c’est lorsque, au moment crucial de l’escalade, s’insèrent à ce montage des gros plans dévoilant le visage de la grand-mère grabataire, assise dans son jardin bien loin de la côte, ou encore du pasteur dans son lieu de culte, tous deux les yeux tournés vers le hors-champ. Le montage de la course est sur-dramatisé par l’irruption de ces personnages qui apparaissent du même coup comme des « voyants ». Bien qu’ils n’assistent pas à la scène, une sorte de sixième sens leur permet de participer pourtant à son déroulement, et de pré-voir, de pressentir son dénouement. Les moyens du cinéma servent donc ici à Michael Powell à dévoiler la dimension supra naturelle qui relie entre eux les habitants. La question de la coutume est évoquée à travers cette scène d’escalade qui reprend, nous dit-on, un rite initiatique très ancien, mais la croyance, religieuse ou païenne, est, elle aussi, très présente. Le sermon du pasteur occupe un rôle déterminant : il verbalise le rapport entre la vie quotidienne et la vie spirituelle des insulaires. Le mauvais présage que constitue l’apparition des monts d’Écosse montre bien aussi l’importance des superstitions populaires.
L’«homme élémentaire » dont parle Philippe Arnaud est un homme qui vit dans un monde où Dieu est partout présent. La force de la nature, la fugacité de la vie humaine suscitent plus qu’ailleurs la nécessité de vivre dans l’acceptation de la toute puissance de Dieu, souvent matérialisée par la vision surplombante de la caméra. Notons que le parallèle souligné plus haut entre la façon de filmer les moutons et les hommes trouve une signification toute religieuse. L’homme est avant tout créature de Dieu, et accepte ce sort de bonne grâce. Gilles Deleuze voit bien, lui aussi, une dimension intemporelle de l’homme insulaire lorsqu’il écrit : « Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après. […] Si bien qu’à la question chère aux explorateurs anciens “quels êtres existent-il sur l’île déserte?”, la seule réponse est que l’homme y existe déjà, mais un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur, bref, une Idée d’homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan, un énorme cyclone, une belle sorcière, une statue de l’Île de Pâques. Voilà l’homme qui se précède lui-même. » L’île, telle que filmée par Michael Powell semble bien renvoyer à l’Homme en tant qu’espèce, à l’Homme qui se questionne sur son rapport à la portion finie d’espace et de temps qu’il occupe.
Précarité de l’existence insulaire
Outre le lien spirituel des habitants entre eux, l’attachement qu’ils portent à la Terre est lui aussi souvent idéalisé, magnifié. Mais ce n’est pas sans suggérer que ce qui noue le sort de l’homme à celui du monde qu’il occupe est bien éphémère. Le très beau plan qui montre Robbie couché dans l’herbe auprès de sa sœur dans la moitié inférieure du cadre, tandis que la moitié supérieure est occupée par la mer, traduit bien, par l’effet d’à-plat produit par la position surplombante de la caméra, que le risque de basculer dans le néant est toujours possible. Ici plus qu’ailleurs, bien entendu, mais le propos de Powell a toujours aussi en filigrane, une portée universelle sur la condition humaine. La précarité permanente de l’existence des insulaires nous renvoie à la fugacité de notre propre finitude. Le motif de la corde, récurrent dans le film, sert à traduire visuellement et concrètement, le rattachement des individus au sol. La corde est ce qui empêche les hommes de se perdre dans l’écume bouillonnante. C’est grâce à elle qu’on arrime les bateaux, qu’on remonte les moutons tombés en contrebas de la falaise, ou que l’on attache les chiens. Lors de leur course, les deux amis précisent bien que l’ascension se fera sans corde, soulignant par là à quel point l’attachement à l’île est remis en cause par ce geste de défi.
La structure en boucle du récit fait terminer le film par là où il avait commencé. La vue de la pierre tombale de son beau-père Peter Manson fait ressurgir chez Andrew le souvenir de l’époque passée, l’histoire finit par cette mort tragique. Alors que tous les habitants ont choisi de quitter l’île, Peter, descend, lui, chercher un mouton tombé en contrebas de la colline. La corde qui le maintenait en équilibre cède sous son poids, et il disparaît dans les flots. Si l’on voit le corps de l’homme basculer en arrière, sa chute dans la mer est, elle, ellipsée. On ne voit pas non plus le corps se débattre dans l’eau. La grande insistance portée par Powell à filmer de très près la corde qui se distend progressivement, qui rompt peu à peu, montre qu’au delà de la mort d’un individu, c’est bien la rupture du lien entre l’Insulaire et sa Terre qui est tragique. Bien plus que le décès d’un individu, c’est la mort de toute une communauté qui se joue dans cette séquence. Pour filmer l’évacuation de l’île qui se déroule parallèlement, il fallut toute l’aide des autochtones de Foula, qui, avec l’équipe portèrent sur le rivage, à des kilomètres de leurs habitations, les meubles et les animaux. Les personnages sont alors filmés de loin, à contre-jour. A peine leurs pieds ont-ils quitté l’île, qu’ils sont déjà devenus méconnaissables. C’est ainsi que Powell préfigure l’absence de singularité qui menace tout citadin. La tristesse de ces figures ternes et anonymes est d’autant plus flagrante qu’elle contraste avec les longs portraits filmés par le cinéaste durant les séquences documentaires du film. Portraits des femmes qui tricotent, des hommes qui travaillent. Quand on lui demandait pourquoi il n’avait pas davantage tourné en studio, Powell répondait : « À cause des visages. Les habitants des îles ont une force et un calme intérieurs qui font défaut aux autres gens, et qui se lisent sur leur visage. Plus l’île est petite et éloignée, plus l’individualité est grande. »
Conclusion
On peut s’étonner que des éléments très hétérogènes trouvent si bien leur place dans ce qui est le premier film réellement personnel et abouti de Michael Powell, qui confiait s’être jusqu’à là beaucoup ennuyé à tourner des scénarios mal ficelés. Les fantômes de l’île que l’on voit dans le prologue, marchant hiératiquement en surimpression sur le visage pensif d’Andrew font écho aux corps grisâtres qui embarquent à la fin du film. Le destin de Peter Manson, véritable personnification de l’attachement des insulaires à leur terre, encadre lui aussi le récit. Il est admirable de constater à quel point Powell a su lier étroitement le sort des personnages au lieu du tournage, dresser une cartographie filmique du paysage en même temps qu’un portrait intime des insulaires. Non seulement le récit parle de l’île, mais toutes les idées de plan du cinéaste traduisent en image la relation si particulière des personnages à l’espace. Le sort des habitants est indéfectiblement lié à celui du territoire, ce que l’on sent dès le générique de début, quand apparaît le nom des habitants de Foula, en surimpression d’un plan de l’île. On sent, à chaque instant du film, non seulement que le projet de scénario a longtemps été nourri par le cinéaste, mais surtout que ce dernier, mu par le désir de filmer, sait s’adapter à tous les aléas du tournage, et composer avec les imprévus. Powell avoue que des centaines de plans ont été improvisés sur l’île, sans note, sans scripte, et que le montage s’avéra impossible pour lui, tant il se sentait proche de son matériau. Au moment où la cohérence du film lui échappait, le génie du cinéaste consista à savoir faire appel à un monteur, Derek Twist. « C’est lui qui donna un sens à notre délire », confia Powell. Comme si lui aussi, avait dû procéder à l’évacuation de son propre film pour en assurer la survie.