Les Trois Sœurs du Yunnan est né d’une rencontre fortuite : alors que Wang Bing se rendait sur la tombe d’un ami romancier enterré dans la région montagneuse du Yunnan, le cinéaste chinois a croisé Yingying, Zhenzhen et Fenfen – aimable trio de fillettes âgées entre dix et quatre ans et vivant seules depuis que leur père s’en est allé chercher du travail à la ville. Comme souvent chez le documentariste, le deuil fut donc le premier horizon de son parcours : pour celui qui filma longuement le dernier spasme rouillé d’un immense complexe industriel dans À l’ouest des rails ou enregistra dans Fengming, à travers le témoignage d’une ancienne condamnée aux travaux forcés, l’agonie d’une utopie révolutionnaire, la mort s’imposa une nouvelle fois, par hasard, comme le point de départ pour une nouvelle œuvre. Par hasard : c’est ce deuxième élément de l’anecdote marquant la genèse des Trois Sœurs qu’il faut retenir comme le paradoxal agent néguentropique de la démarche documentaire de Wang Bing. Depuis ses débuts, il y a maintenant un peu plus de dix ans, le réalisateur s’est en effet imposé non pas comme le haleur d’une œuvre avançant sur une voie toute tracée, mais comme un arpenteur de la Chine des laissés pour compte, progressant à l’aveugle afin de demeurer disponible à ce « scénario en perpétuelle évolution » qu’est la vie.
L’envers des rails
Les Trois Sœurs s’impose donc moins comme le renouvellement de cette démarche, que comme son prolongement. D’une certaine manière, le film s’annonçait d’ailleurs un peu comme le verso d’une même page, dont le recto serait À l’ouest des rails : non seulement ce nouveau documentaire s’offre d’emblée comme le pendant rural du premier film de Wang Bing, poursuivant dans les hauteurs boueuses des montagnes l’exploration de la face cachée de cette Chine médiatique à l’industrie glorieuse, mais il multiplie aussi les raisons d’y voir l’envers du très long métrage sur les usines de Tie Xi (la focalisation sur trois enfants, dans un décor dépourvu de la dimension spectaculaire qu’exhalaient les monumentales structures métalliques industrielles, afin de montrer non pas la disparition d’un monde moribond, mais une sorte d’immuabilité à l’écart des métamorphoses du monde).
Bien que Les Trois Sœurs soit relativement « court » comparé à son aîné (2h30 contre un peu plus de 9h), Wang Bing continue d’utiliser la longueur de ses plans pour chercher une forme d’exhaustivité qui permettrait au public de s’immerger plus authentiquement dans la vie des trois fillettes. Comme il le confiait récemment à la revue Débordements : « Moi, ce que j’aime, c’est la totalité : je n’aime pas les plans coupés courts. J’aime voir dans un film la richesse de la vie de chacun, la richesse de ses changements, et je veux que le public puisse avoir accès à cet ensemble, pas seulement à des bribes, des fragments de vie. » Surtout, cette démarche, rendue possible par l’important nombre d’heures de rushs (plus de 200), s’avère être le seul moyen d’à la fois restituer avec fidélité la répétition quotidienne de gestes en prise avec un milieu (cueillette, élevage, aménagement, rangement, désœuvrement…), tout en accueillant la part d’imprévu qui vient rompre la monotonie. Si dramaturgie il y a, elle est purement accidentelle, surgissant de manière aussi imprévisible que la rencontre entre le cinéastes et les trois sœurs, tissée avec le fil du hasard, grâce à quelques scènes étonnamment théâtrales à l’instar de celle où l’aînée Yingying, pourtant très solitaire, a une d’altercation avec une autre fillette dans un moment qui n’est pas sans évoquer un drôle de duel de western.
Un rapport direct au monde
En refusant le morcellement pour, très concrètement, laisser la vie couler à l’écran, Wang Bing fait un peu plus que de seulement synchroniser le flux de l’image avec le déroulement de la vie : il instaure, comme a son habitude, un rapport direct au monde. « Seul le temps peut faire avorter les avalanches de significations qui pleuvent sur toute les image du tiers-monde » , écrivait Gabriel Bortzmeyer à propos d’un autre documentaire au souffle long, Mafrouza. Débarrassé de toutes les écluses que certains documentaristes sèment le long de leurs films (montage insistant et voix-off didactique en tête), Les Trois Sœurs du Yunnan offre une réalité sans médiation ou artifice – un espace comme confié plutôt qu’imposé au spectateur –, bien que toujours présentée avec une légère distance pudique (Wang Bing n’est notamment pas un adepte du portrait en gros plan très serré).
Ce discret ancrage de plain-pied dans la réalité rend la beauté formelle des plans brumeux ou des séquences intérieures au coin du feu encore plus puissante parce qu’elle est habitée – et que, comme toujours chez le cinéaste chinois, c’est l’humain qui fait la somptuosité des plans et non l’inverse. D’ailleurs, malgré le fait que Wang Bing fut photographe avant de se lancer dans le cinéma, il faudrait moins parler de la beauté plastique des Trois Sœurs que de sa beauté organique : encore une fois, le documentariste ne cherche pas à s’imposer en esthète, mais à prélever directement une esthétique du monde – accidentelle et informe : vivante en somme.