En parallèle d’une rétrospective qui s’est tenue à la Cinémathèque française cet été, le BAL propose jusqu’au 14 novembre une exposition consacrée à l’œuvre documentaire de Wang Bing. L’occasion de mesurer l’importance du déplacement dans son cinéma, ou encore d’interroger les choix qu’implique la concentration d’une filmographie aussi ample dans un espace aussi réduit.
Exposer le cinéma de Wang Bing comme le proposent Dominique Païni et Diane Dufour, commissaires de l’exposition qui prend place au BAL depuis cet été, pose sur le papier deux problèmes de taille. Le premier tient à l’étroitesse des lieux (le BAL ne compte qu’une petite salle principale et un sous-sol légèrement plus grand que celle-ci), qui implique d’opérer une sélection forcément réduite de l’œuvre. La seconde, du même acabit, tient à l’amplitude temporelle des films du cinéaste chinois, réputé pour signer des documentaires particulièrement longs, atteignant parfois la dizaine d’heures. Conscients de la double compression que leur impose la temporalité et la spatialité réduites de l’exposition, les commissaires de L’œil qui marche se sont tenus d’expliciter, dans un encart inaugural, leur parti pris : ne présenter que des fragments de films à même de témoigner de la forme documentaire inventée par Wang Bing, comme un échantillon représentatif de sa méthode et de son esthétique. Cette forme se résumerait en l’occurrence à des travellings en caméra portée qui suivent le mouvement de corps en déambulation le long des couloirs, des rues et des autres chemins de traverse où naviguent les laissés-pour-compte de la Chine contemporaine. Or, parmi les extraits proposés, on dénombre autant de travellings que de plans qui ne correspondent en aucun cas à cette description. Dans une bonne moitié, l’œil, précisément, ne marche pas. Il observe, immobile, une parole se déployer, ou bien enregistre, sans frémir, l’écoulement du temps. L’ennui quotidien des deux enfants dans Père et fils, ou encore le labeur de deux travailleurs du textile dans 15 Hours, sont par exemple filmés en plan fixe.
En ce sens, le point commun entre les extraits réside moins dans la marche annoncée d’un œil-caméra que dans la durée significative des fragments choisis, comme l’ont notamment relevé nos confrères de Débordements : « L’extraction consiste en la recherche d’un plan autonome, pur, émancipé du reste du film. Il survit tout de même quelques coupes ici et là mais ce n’est définitivement pas l’aspect d’un Wang Bing monteur qui intéresse l’exposition. » Remarque à laquelle on pourrait apporter une nuance importante : pour Wang Bing, le montage tient peut-être davantage à sa façon d’agencer plusieurs séquences à l’échelle d’un film entier (montage « macro »), qu’à sa manière de raccorder deux plans au sein d’une même séquence (montage « micro »). La structure singulière de ses documentaires tient en partie à cela. Dans Madame Fang, l’agonie de la paysanne était par exemple ponctuée de séquences loin de son lit mortuaire, accentuant le fait qu’à chaque retour auprès de la mourante s’organisait une véritable de répétition funéraire. Ne pas inclure au montage global ces séquences de respirations aurait, de toute évidence, produit un tout autre film.
Marcher, monter
La coupe et le montage chez Wang Bing subsisteraient donc entre les séquences. C’est du moins ce que suggère l’organisation de l’exposition, qui prend la forme d’une série de blocs disjoints à raccorder au fil de la visite. Les films exposés (six au total) ont chacun un espace dédié et ne cohabitent pas directement. Seul notre œil et notre marche font office de liant entre ces segments séparés par différentes cloisons. Autrement dit, en reprenant justement une formule de Dominique Païni : « Libérée du fauteuil du spectacle cinématographique, c’est la flânerie du spectateur qui réalise, qui monte la fiction. » C’est là que le montage se révèle, le long de la marche, comme le cœur secret d’une exposition qui semblait au départ en faire fi. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les commissaires aient opté pour une série de split-screens et de multi-projections, puisqu’un tel choix revient à investir une dimension parallèle du montage, à transférer les raccords du temps du film vers l’espace de la salle. « L’œil qui marche » endosse alors aussi le rôle d’un « œil monteur » : « Face à la polyvision, à la fragmentation des œuvres impliquant un montage variable, le spectateur invente le montage, au sens archéologique du terme et au sens le plus courant, c’est-à-dire qu’il le découvre et le produit simultanément. En se déplaçant, en détournant son regard vers un autre écran, grâce à la liberté qu’a l’œil de glaner des images et non plus de suivre une seule bande, il ouvre ces fragments d’histoire au montage. »
Tout en anticipant la traversée de ce visiteur-monteur, l’exposition consiste elle-même en un « remontage » de l’œuvre wangienne. L’exposer sur les murs du BAL (voire sur le sol, pour Traces) revient ici à actualiser dans l’espace certaines idées structurantes de montage qui étaient déjà là, virtuellement, dans ses films, sans être tout à fait palpables. Les extraits d’À la folie, film sur un asile-prison du Yunnan, sont par exemple projetés sur trois murs adjacents qui forment une cloison carcérale d’ordre panoptique. Deux séquences de 15 Hours, film tourné en parallèle d’Argent amer, figurent un travail à la chaîne à travers deux écrans superposés montrant une même action exécutée par deux personnes différentes, pour en accentuer la répétitivité. L’Homme sans nom, présenté par Wang Bing comme « le dernier des hommes », a quant à lui le droit à une projection multi-écrans, qui retranscrit un cycle d’actions primitives (tailler une branche, allumer un feu, marcher le long du désert) dans un dispositif qui évoque à la fois une frise chronologique et une peinture rupestre. L’enjeu est dès lors de « mettre en scène » les films de Wang Bing à l’aide des outils offerts par le remontage (extraction, synchronisation, juxtaposition, mise en boucle). On peut certes regretter que l’exposition en vienne à expliciter ainsi les idées et les thématiques des films originaux, en les rendant peut-être trop littérales par endroits. Il est à l’inverse possible de considérer, plus modestement, cette entreprise dans sa dimension ludique et pédagogique : les visiteurs sont comme conviés à reconduire le geste documentaire de Wang Bing, à épouser sa marche et son regard pour saisir, dans l’espace et le temps de l’exposition, les dynamiques qui traversent son cinéma.
Entre les murs
L’agencement panoptique à l’intérieur duquel sont projetés les extraits d’À la folie montre bien la façon dont une forme cinématographique peut être amenée à s’éclairer par sa « mise en espace ». Dans ce dispositif à six écrans, deux cadres sont accrochés sur chacun des trois murs qui encerclent le visiteur. Sur les murs latéraux qui se font face, quatre extraits retranscrivent, en plan fixe, le quotidien, l’ennui et les conversations de détenus immobiles, près ou à l’intérieur de leurs chambres. Sur le mur central, deux extraits montrent un patient tourner en rond, parfois en courant, le long du couloir sur lequel s’ouvrent les chambres de l’asile. Un trajet circulaire (au milieu) débouche donc sur une multitude de geôles et d’individus (encastrés sur les côtés), et un mouvement de caméra continu ouvre sur autant d’arrêts et de plans fixes potentiels. On comprend par là que si un travelling chez Wang Bing – ce fameux « œil qui marche » – est temporellement long, celui-ci se déploie dans l’optique d’éventuellement s’arrêter sur une chambre, une pièce ou une cellule au bord du chemin (exemplairement : un travelling en caméra portée dans l’arrière-cour des fabriques de textiles d’Argent amer, qui s’arrête ici sur une chambre, là sur une boutique, avant de se poursuivre, et ainsi de suite). Les longues prises du cinéaste contiennent par conséquent des montages en puissance : la marche dans l’espace est un moyen de produire une séquence, d’initier un enchaînement de plans et de cadres différents le long d’une même dérive optique. Quelque part, le cinéma de Wang Bing relèverait d’une forme de « cinéplastie », double esthétique de la marche, par une « dialectisation entre le structurel et l’accidentel dont participe le mouvement même de ce transport, sorte de kinesthésie montée, de trajectoire construite à partir d’un écart entre des visions. »
Une installation multi-écrans comme celle d’À la folie ne soulève toutefois pas seulement des problèmes théoriques sur le rapport entre la marche du cinéaste, son montage et sa forme documentaire : elle met aussi en lumière les mouvements contraints que représentent plus généralement ses films. À l’exception notable de L’Homme sans nom, dont la place, en fin d’exposition, semble proposer une forme d’ouverture, les filatures wangiennes ne représentent jamais un déplacement libre et choisi d’un point A à un point B, mais plutôt un mouvement dicté par un ordre imposé (circularité du trajet induit par la structure panoptique de l’asile-prison dans À la folie ; aller-retours cadencés par la temporalité du travail dans Argent amer, etc.). Mentionnons par exemple un film absent de l’exposition, mais auquel on pense forcément en parcourant ses courtes allées. Si, dans Ta’ang, la marche forcée des exilés s’avérait cinégénique (et produisait des images particulièrement marquantes), elle restait conditionnée par une impossibilité de s’installer et d’habiter durablement l’espace. Parabole implacable du regard que porte Wang Bing sur son pays : les réfugiés étaient ballottés d’un camp à un autre, sans destination claire ni d’autre choix que d’investir interstices et intervalles, d’évoluer le long d’un entre-deux, en l’occurrence de la frontière qui sépare la Chine de la Birmanie. C’est ce qui différencie l’esthétique documentaire et performative de la marche, que l’exposition met en scène et en pratique, et l’avancée des figures damnées que filme Wang Bing. Du côté confortable de l’écran, l’œil du visiteur-spectateur, lui, ne marche pas sous la contrainte. Contraste d’autant plus saisissant que sont ici amenés à communiquer des espaces encrassés et charbonneux, et un environnement lustré et climatisé dont le sol, d’une brillance éclatante, en vient parfois à refléter la désarmante pauvreté projetée sur les murs.
L’œil du filmeur, du nomade ou du flâneur marche, certes, encore faut-il donc se demander où, comment et surtout pourquoi marche-t-il. Une dernière question à laquelle Wang Bing semble répondre, sur l’un des quelques cartons que compte l’exposition : « Je n’ai pas un intérêt particulier vis-à-vis des gens pauvres. Mais ils sont tellement nombreux, si je ne les filme pas, je filme qui ? Et qui les filme ? »