Cela fait dix-neuf ans et le sacre polémique de Michael Moore qu’un véritable documentaire (on exclut les films hors normes de Godard) n’avait pas concouru à la Palme d’or. La compétition cannoise en accueille cette année deux : Jeunesse (Le Printemps) et Les Filles d’Olfa. On imagine que cette inflexion de la ligne éditoriale cannoise, qui comme la plupart des grands festivals internationaux relègue majoritairement le documentaire dans les sélections parallèles et autres « séances spéciales », doit sûrement au succès des récents Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras et Sur l’Adamant de Nicolas Philibert, respectivement Lion et Ours d’or. Qu’elle témoigne ou non d’un opportunisme, on se réjouit de cette (relative) ouverture, quand bien même la découverte du très attendu nouveau film de Wang Bing vient contraster légèrement la joie suscitée par l’annonce de sa présence dans la section reine : Jeunesse (Le Printemps), première partie d’un triptyque, est peut-être un événement à l’échelle de l’histoire récente du Festival de Cannes, mais pas vraiment à celle du cinéma de Wang Bing. On aurait même presque tendance à le tenir pour relativement mineur comparé à ses dernières œuvres, notamment Argent amer, avec laquelle il partage un cadre et un sujet voisin. Mais au fond qu’importe : la méthode bien rodée du documentariste, d’une précision par endroits renversante, accouche à nouveau d’un beau film.
Le patchwork
La caméra de Wang Bing s’est installée dans la cité de Zhili, où pullulent des ateliers de confection textile accueillant une main-d’œuvre essentiellement constituée de jeunes femmes et hommes issus de provinces rurales. Au sein d’une structure très fragmentée où se télescopent plusieurs petits groupes et figures, le montage procède assez limpidement à une forme de tissage entre le labeur de ces ouvriers émérites (leurs gestes sont si rapides qu’on croirait à plusieurs endroits que Wang Bing accélère le défilement des images) et leurs vies affectives. Par une embardée dont le cinéaste a le secret, on découvre, une fois le film déjà bien avancé, que les dortoirs des travailleurs se trouvent dans les mêmes bâtiments, voire étages, que les workshops : ici, il n’existe aucune distance entre l’intime et la machine capitaliste, rythmant à une cadence folle des journées indifférenciables les unes des autres. C’est d’ailleurs souvent à l’intérieur même des ateliers que s’esquissent d’abord une complicité ou une tendresse naissante entre les jeunes gens observés, de près ou à distance, par le cinéaste.
Wang Bing alterne ainsi des portraits de couples ou d’amis avec la description méticuleuse des rapports de force qui régissent cette industrie. Si les patrons et maîtres d’œuvre paraissent dans un premier temps peu présents (du moins devant la caméra de Wang Bing), laissant travailler leurs employés dans une atmosphère plutôt détendue, le cinéaste détaille en revanche les négociations récurrentes sur le prix des articles – on est payé ici à la pièce, pour maximiser le rendement. Cette manière d’éparpiller le documentaire en une série de faux particularismes, qui renvoient systématiquement aux mêmes situations et conditions, est à la fois la force du film mais peut-être aussi sa limite : le dispositif, qui se concentre sur un plus grand nombre de « personnages » et de microcosmes que d’habitude, implique nécessairement de passer moins de temps avec chacun. D’où l’impression que se fait ici plus rare l’une des richesses du cinéma de Wang Bing : ses ruptures de ton, qui lézardent des blocs de réel d’un raccord ou d’un mouvement de caméra. On en trouve toutefois une, vertigineuse, qui offre au film sa plus belle scène : au cours d’une journée de travail ordinaire, des chamailleries joyeuses dégénèrent subitement en une véritable bagarre lorsqu’un ouvrier reçoit un projectile de la part de l’un de ses collègues. Au milieu du tumulte, capturé en un plan-séquence unique, Wang Bing opère un improbable panoramique pour se concentrer sur une ouvrière en retrait, le regard étrangement ému, sans que l’on sache pourquoi, continuant malgré tout sa tâche alors que l’attention du reste de l’atelier est suspendue à la rixe. (Très) rares sont les documentaristes qui filment si minutieusement des situations nées du hasard que la moindre inflexion de leur mise en scène semble les redessiner. Wang Bing est assurément l’un d’entre eux.