« La vérité ne pouvait pas être anticommuniste », explique avec ironie l’un des hommes interrogés par Wang Bing sur la vaste purge menée par le Parti Communiste chinois à partir de 1957. Ces intellectuels, pour la plupart, que le gouvernement considérait comme devant être « rééduqués » politiquement parce que « droitiers », furent déportés dans le glacial désert de Gobi au motif de s’y former au travail manuel et de construire une ville nouvelle dont l’agriculture collectiviste serait le nouvel horizon. L’approximation qui estime entre 550 000 et 1 300 000 les déportées dans les camps de Jiabiangou et de Mingshui montre combien la vérité de ces faits reste aujourd’hui encore souterraine et non officielle.
Seuls 10% des détenus sont revenus de cette famine organisée par l’État. Wang Bing, qui en a rencontré une centaine, présente une vingtaine de témoignages au cours desquels chacun se souvient des effets organiques que les privations et la fatigue ont produits sur leur corps. De ces récits, Wang Bing avait déjà tiré Fengming, témoignage fleuve d’une intellectuelle tourmentée par le Parti. On le sait, hormis cette exception, hostile à toute intervention sur le réel qu’il filme. C’est donc sans aucun cérémoniel qu’il se livre ici à des interviews dans lesquelles la vie de tous les jours s’invite lorsqu’une épouse fait irruption par un commentaire ou qu’un enfant vient pointer sa tête dans le cadre.
L’ampleur du traitement du film (par son sujet comme par sa durée) est à la hauteur du temps que le cinéaste lui a consacré. Depuis 2005, il recherche les survivants pour enregistrer leur parole. Les premiers témoignages, s’ils ont été menés avec l’horizon de figurer dans un documentaire, ont servi de documents de travail pour une fiction dont les images refont surface à l’évocation des conditions de vie dans les camps. Le Fossé, sorti en salles en 2010, nous immergeait dans les habitations troglodytes des détenus, détaillant leurs difficultés à se nourrir, à marcher. Tandis que ces deux films semblent être, à une décennie d’intervalle, le contrechamp l’un de l’autre, il est frappant de sentir enfler dans l’accumulation des paroles singulières le hors-champ absolu de l’œuvre du cinéaste : le point de vue officiel de l’histoire chinoise contemporaine sur ces événements laissés sous silence. L’obsession du cinéaste de s’entendre décrire l’état limite dans lequel un corps peut se maintenir en vie se heurte à l’absence de tout ceux qui ont disparu dans le désert. Les survivants organisent sur les lieux du camp de Jiabiangou des cérémonies pour commémorer le souvenir de leurs camarades disparus et s’appliquent, pour le film, à se prononcer leur nom, professions et origine géographique, comme une épitaphe. Dans son attention à se recueillir devant les ossements humains qui ressurgissent sous le sable, Les Âmes mortes opère un glissement qui va de la mise au jour d’une mémoire commune enfouie pour devenir le lieu de sépulture de ces âmes oubliées.