En parallèle de Jeunesse (Le Printemps), Wang Bing présente en séance spéciale un film un peu à part à l’échelle de son travail. Dans Man in Black, le documentariste s’est associé à la cheffe opératrice Caroline Champetier pour filmer, sur la scène du Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, le compositeur Wang Xilin, aujourd’hui exilé en Europe après avoir été emprisonné et torturé durant la Révolution culturelle chinoise. Plutôt que de retracer étape par étape la trajectoire du musicien, de son travail pour l’armée à sa mise au ban, Wang Bing opte dans un premier temps pour un dispositif performatif, proche de l’art contemporain (le film est en partie coproduit par Le Fresnoy et la Marian Goodman Gallery), mettant en scène l’octogénaire entièrement nu au milieu d’un théâtre vide. La plupart du temps, la caméra tourne autour du corps vieillissant de Wang Xilin, qui s’étire, gémit et chante avant de s’asseoir ensuite au mitan du film pour raconter, non sans douleur, son parcours (« Je ne veux pas y penser ! » hurle-t-il, en pleurs, avant d’entamer son récit).
Tout en évoquant certains films précédents (Wang Xilin est entre le marginal de L’Homme sans nom, les prisonniers d’À la folie, la mourante de Madame Fang et les rescapés des Âmes mortes), le cinéma de Wang Bing s’y fait également plus maniériste qu’à l’accoutumée. Par exemple, un plan long se poursuit après que le musicien soit lentement sorti du champ, transformant le compositeur en un inquiétant fantôme de l’opéra (on pense à Leos Carax qui hantait, déjà devant la caméra de Champetier, un cinéma au début d’Holy Motors). Un panoramique circulaire le montre plus tard, en contre-plongée, en train de tourner inlassablement en rond, le mouvement rigoureux de la caméra amplifiant son désespoir. Mais c’est sur la bande-son que Wang Bing expérimente le plus, en noyant parfois la parole du compositeur sous les symphonies de ce dernier. La voix de Wang Xilin dialogue avec une série de morceaux qui expriment la souffrance d’un peuple contraint au travail forcé ou à l’exil, mais dont les cris restent peu entendus. Dans le dernier plan de ce film-laboratoire très resserré, un panoramique sur le balcon du théâtre s’achève sur un regard caméra de Wang Xilin, les yeux rivés vers le spectateur et le cinéaste – lui aussi artiste, lui aussi exilé.