Une femme seule chez elle, immobile, presque hagard. Puis ses derniers moments debout dans la rue, errante. Cut. Un an plus tard, Madame Fang, née en 1948, ancienne paysanne d’une petite ville de la province du Zhejiang, est au seuil de la mort : la vieillesse et neuf ans d’Alzheimer l’ont définitivement immobilisée au lit. Sa lente agonie constitue le sujet du dernier documentaire du cinéaste chinois Wang Bing, lauréat du Léopard d’or au dernier festival de Locarno. Malgré son sujet extrêmement lourd, Madame Fang parvient à dépasser la morbidité de la situation pour révéler d’autres facettes de ces derniers instants : autour de Fang, on voit s’agiter la société chinoise populaire, prise entre ses traditions et les contradictions que lui impose la modernité ; mais au centre, c’est bien elle, et la résistance de la vie de cette femme que Wang Bing observe attentivement, soigneusement, respectueusement.
Le temps de la mort
Exceptionnellement court (1h30) pour un documentariste habitué aux montages longs (À l’ouest des rails durait plus de 9 heures, À la folie près de 4 heures), Madame Fang ne procède pas moins d’un travail remarquable sur la durée. D’abord, parce qu’il mobilise un principe d’attente presque insoutenable, que l’on n’avait pas vu depuis La Mort de Louis XIV d’Albert Serra : le film s’étire autour de la lente agonie de cette femme et de l’attente de sa mort qui n’en finit pas d’arriver. Mais aussi parce sa composition induit un rapport au temps différent : construit par une alternance de plans larges fixes (de la chambre, des espaces alentours) et de plans rapprochés sur son visage, le film ne cesse de revenir sur le corps de la mourante et constitue en ce sens un long processus d’apprivoisement de la mort. Le visage de Madame Fang, crispé dans un sorte de masque mortuaire torturé, repousse et angoisse d’abord, avant d’être peu à peu accepté, domestiqué, démystifié.
« On meurt mieux entouré »
La famille de la mourante, trop pauvre pour pouvoir lui offrir des soins, la regarde impuissante. La vieille dame se constitue en point central du film, autour duquel défilent la famille, les amis, les visiteurs anonymes, les commentaires… On interprète chacun de ses spasmes, la forme de son cou, la couleur de ses yeux. On prépare déjà les funérailles, on pêche des poissons, on fume sur le palier. Cette grande ronde, qui prête parfois à sourire, marque surtout parce qu’elle rappelle la solidarité familiale de la société chinoise, tout autant qu’elle illustre l’absence totale d’aide extérieure de l’État. Pourtant, on remarque la négligence d’un petit-fils : « on meurt mieux entouré », entend-on, « c’est la présence des petits-enfants qui compte ». La veillée finale manque presque de provoquer un effet comique, par l’incongruité des commentaires entendus, la placidité de la famille, mais aussi ce principe d’accumulation qui se produit sous nos yeux : nuit après nuit, Madame Fang refuse de mourir, provoquant chaque soir la même réunion burlesque d’une dizaine de personnes dont l’entassement dans la minuscule chambre évoquerait presque celui de la cabine de bateau des frères Marx dans Une nuit à l’Opéra. Mais, l’ultime instant enfin arrivé, la sérénité d’un paysage lacustre qui a vu vivre la famille de pêcheurs de Madame Fang salue, le temps d’un long plan, la belle fin de la paysanne.