Dans ses plus grands mélodrames (Tout sur ma mère, Julieta ou Étreintes brisées), Pedro Almodóvar parvient à faire affleurer une émotion singulière, que l’on peut décrire comme une forme de déchirement apaisé, à la fois paradoxal et puissamment cathartique : la mise en scène vient alors rédimer les affects mis en jeu par le récit en venant démentir leur caractère douloureux pour les faire apparaître dans un ordre coloré, fluide et harmonieux. Madres Paralelas, comme son prédécesseur Douleur et gloire, s’inscrit dans cette veine, mais cette fois-ci, le style d’Almodóvar semble se figer en une mécanique trop bien rôdée. Le film met en scène une intrigue on ne peut plus « almodovarienne », à tel point qu’elle produit d’emblée une impression de déjà-vu : Janis (Pénélope Cruz) et Ana (Milena Smit), deux femmes célibataires et en quête d’indépendance, se rencontrent le jour où elles donnent chacune naissance à leur premier enfant, puis nouent de fil en aiguille une relation fusionnelle où se succèdent toutes les nuances de l’amour, de l’amitié à la filiation en passant par le désir.
Madres Paralelas s’avère être, notamment pour qui connaît bien la filmographie du cinéaste, le mélodrame le plus prévisible d’Almodóvar. Ni la construction de l’intrigue (on devine presque immédiatement que les deux enfants ont été échangés à la maternité), ni la mise en scène ne distillent de véritables surprises : à témoin, ces scènes de climax où Janis découvre cette erreur après avoir fait des tests, et dans lesquelles un cadre resserré et un montage au rythme véloce procèdent de manière attendue à une mise en intrigue policière de la vie affective. Si Douleur et gloire laissait déjà paraître de premiers signes de fatigue, la narration parvenait alors encore à se ressourcer avec vigueur dans l’autobiographie, qui fournissait un matériau et des enjeux renouvelés à la dynamique mélodramatique. Il faut certes reconnaître que dans Madres Paralelas, Almodóvar cherche également à alimenter son art d’une inspiration nouvelle : d’une part, il tente d’inscrire l’histoire dans l’Histoire, en articulant les enjeux de transmission qui lient Ana et Janis à un autre récit de filiation, celui des fosses communes où furent enterrées de nombreuses victimes de la guerre civile (1936 – 1939) ; d’autre part, mais cette fois sur un mode mineur, il choisit de rattacher plus explicitement que jamais son cinéma aux combats féministes.
Condition historique, condition féminine
C’est Janis qui engage Arturo, un anthropologue, pour mener l’excavation d’une fosse commune où aurait été enterré, avec d’autres hommes, son arrière-grand-père. Les personnages sont donc doublement tourmentés par leur inscription dans le flux des générations : celle qui précède et celle qui succède adressent chacune aux personnages une dette spécifique. Mais même de ce point de vue, le film ne parvient pas à retrouver une dynamique : le montage se contente d’encadrer la micro-histoire par la macro-histoire, sans proposer d’associations signifiantes entre les deux, si bien que la dimension collective et sociale de l’intrigue semble demeurer cosmétique, comme si le film se contentait de suggérer, d’une façon légèrement rebattue, que dans le cas de la conscience commune comme dans celui de la conscience individuelle, il faut cesser d’enfouir les vérités impures pour enfin se libérer. Il n’est pas interdit de considérer que le film forme, avec Douleur et gloire, une sorte de diptyque réflexif : là où ce dernier se livrait à une autobiographie intimiste, Madres Paralelas tend plutôt vers la parabole collective, laquelle souffre néanmoins d’un flagrant déséquilibre, comme si l’intégration au récit d’un épisode historique aussi considérable réduisait la portée du déchirement dramatique, dilué dans des enjeux trop vagues – au contraire d’une œuvre épurée comme l’était Julieta.
Quant à la dimension féministe du cinéma d’Almodóvar, elle fait ici l’objet d’un processus d’explicitation : les personnages masculins se caractérisent par leur absence, seul Arturo apparaissant à l’écran, et ce sporadiquement parce qu’il doit préserver le secret de sa liaison avec Janis ; l’homme qui a commis le viol d’Ana, pour sa part, restera toujours hors champ et anonyme, dans une sorte de présence paradoxale, à la fois sourde et angoissante. Eux aussi « parallèles », ces deux modes de l’absence masculine conduisent Janis et Ana dans une commune direction et les poussent au seul choix possible : celui de la sororité. Si cette solidarité entre personnages féminins face aux fardeaux que les hommes font peser sur leurs épaules est une constante du cinéma d’Almodóvar, ce nouveau film l’appuie plus encore par la manière dont l’écriture souligne souvent la symétrie de leurs destins (le motif de la symétrie structure exemplairement le montage et la mise en scène de l’épisode matriciel de l’accouchement, ainsi que d’autres séquences tournées à l’hôpital). Il est par ailleurs difficile de ne pas relever ce plan où Pénélope Cruz porte, face à la caméra, le célèbre t‑shirt floqué We should all be feminists. L’incursion d’un tel élément discursif surprend d’autant plus qu’il n’est aucunement commenté par les personnages, comme si la composante féministe avait toujours été essentielle dans le cinéma d’Almodóvar, passant ici simplement de l’implicite à l’explicite. Du même coup, c’est l’implication du film dans cette cause qui change de dimension : en plus de se livrer à une description des rapports sociaux de genre depuis des points de vue féminins, il touche ici à la revendication politique en arborant un slogan militant, qui est par ailleurs le titre d’un classique de la littérature féministe.
Un mouvement plus général de mise au net anime Madres Paralelas, ce qui n’est pas sans dégriser le mélodrame tout en lui conférant un intérêt d’un autre ordre : parce que la machine s’enraie et ne parvient plus vraiment à laisser l’émotion se cristalliser, le film s’offre moins à l’épreuve des affects qu’à une contemplation plus cérébrale et distanciée, qui peut s’appliquer patiemment à ausculter les mécanismes formels auxquels recoure Almodóvar. Ces derniers, à l’image de ceux que nous avons évoqués, se manifestent d’autant plus évidemment qu’ils ne parviennent pas à animer véritablement le scénario. Dans une certaine mesure, le film n’est pas sans rappeler le récent The French Dispatch, où Wes Anderson semblait lui aussi évoluer en circuit fermé, tout en donnant à apprécier, dans une vue d’ensemble, les principes de son système esthétique ; comme Madres Paralelas, le film produisait l’impression d’être replié sur lui-même, condamné à ressasser ses obsessions formelles sans parvenir à les incarner dans un récit vivant. C’est une tendance analogue qui s’observe ici, sans toutefois s’actualiser aussi pleinement, dans la mesure où il parvient à renouveler certains des motifs que le réalisateur explore depuis des décennies. Ce relatif coup d’arrêt n’entame pas pour autant la curiosité que ne peut manquer d’éveiller le dernier projet en date de l’Espagnol (le portrait d’une femme de ménage jouée par Cate Blanchett), et l’espoir qu’il parviendra alors à retrouver un nouvel élan, au contact d’un récit plus ouvert sur l’extérieur.