Nombre de films d’Almodóvar s’articulent autour de la mort, qu’elle mène à une rencontre (Julieta) ou à une séparation (Étreintes brisées). Son spectre vient ici faire bifurquer l’existence d’Ingrid (Julianne Moore) lorsqu’elle apprend que Martha (Tilda Swinton), une amie depuis longtemps perdue de vue, est atteinte d’un cancer en phase terminale. Au fur et à mesure des visites qu’elle lui rend à l’hôpital, l’écrivaine, dont le dernier roman s’attache justement à conjurer son angoisse de la mort, est contrainte de s’approcher au plus près de sa hantise en côtoyant Martha. D’abord intrigante, la retenue dont fait preuve cette première partie tombe rapidement dans une formule de « mélodrame feutré » caractéristique des derniers films d’Almodóvar. Ainsi de la rigidité des actrices, cantonnées à une partition assez monolithique, ou de l’image dévitalisée du film, qui accueille des flashbacks tout aussi ternes. Mais par l’intermédiaire d’un changement de décor, le film, adoptant dans un second temps une forme de huis clos, engage un dialogue plus net entre la vie et la mort.
Ne pouvant se résoudre à sa lente agonie, Martha convainc Ingrid de se retirer pendant quelque temps dans une luxueuse villa à la campagne où elle se suicidera par voie médicamenteuse lorsqu’elle jugera le moment venu. Il est entendu qu’Ingrid, dont le rôle se limite à celui d’une présence amicale habitant « la chambre d’à côté » de la mourante, ne sera pas notifiée du moment où Martha commettra l’acte fatal, mais après coup, lorsqu’elle trouvera la porte de sa chambre fermée. Jour après jour, la mort devient ainsi partie prenante du quotidien des personnages, infusant aussi bien leurs conversations que leurs activités (comme regarder The Dead de John Huston, dont Martha se plaît à réciter les dernières répliques). Le film livre ses meilleures séquences lorsqu’il envisage la maison comme un espace intermédiaire entre le monde des vivants et le monde des morts, associant un ton tragique (un regard poignant de Tilda Swinton, qui cherche à immortaliser l’image de son amie tandis que cette dernière quitte sa chambre) à un registre prosaïque (par lequel est désacralisé le tabou de la mort). Cette ambivalence s’illustre dans une scène où Ingrid croit lire la funeste nouvelle en trouvant close la chambre de Martha et s’effondre aussitôt de chagrin. La réapparition de son amie, vêtue d’une fantomatique chemise de nuit, ouvre sur un mariage de tonalités : d’abord onirique et dramatique, la scène se fait ensuite inquiétante (la revenante marque une étrange pause derrière la baie vitrée) et cocasse, lorsque Martha, s’excusant auprès d’Ingrid du quiproquo, l’encourage à envisager cette bévue comme une « répétition ».
Mourir en beauté
De fait, cette retraite s’apparente avant tout à un apprentissage pour Ingrid, qui parvient peu à peu à dédramatiser l’idée de la finitude qu’elle rejetait en bloc au début du film, pour accéder au lâcher prise dont Martha s’affirme assez vite comme l’incarnation. Le terme « apprendre », employé par Ingrid à propos de son amie (« I’m learning from her »), résume la principale limite du film, à savoir celle de se réduire à un récit d’apprentissage trop binaire au sein duquel Martha constitue une forme d’idéal : elle allégorise une vision romantique de la mort « prématurée », fixant pour l’éternité une image de soi vivante dans la mémoire de ceux qui restent. La Chambre d’à côté constitue en cela une défense « artistique » de l’aide à mourir, l’envisageant comme un droit à choisir son image, à en faire un ultime geste créatif. Vivre dans la possibilité de mourir à tout moment en décuplerait l’intensité. Telle est la leçon qu’Ingrid tire aux côtés de Martha : c’est en ressentant la fragilité de l’existence que l’on en mesurerait la beauté, qu’elle réside dans la neige qui tombe ou dans un moment partagé avec une amie.
Ce propos n’est pas sans tomber dans un certain schématisme, avant de se révéler plus nettement gênant lorsqu’il épouse les contours d’un discours politique. Lors d’un échange entre Ingrid et son ami Damian (John Turturro), celui-ci fait part de sa difficulté à vivre dans un monde qui court à sa perte, entre la montée des extrêmes droites et le désastre climatique en cours. Ingrid dresse alors un parallèle pour le moins maladroit entre le sentiment de la fin du monde et son propre cheminement vers l’acceptation du décès de Martha. Il y aurait « plusieurs façons de vivre dans une tragédie », dont l’une serait de chercher la joie au quotidien plutôt que de se tourmenter vis-à-vis d’événements contre lesquelles on ne peut pas lutter. L’optimisme ne serait donc qu’une affaire de perspective, à la portée de tout un chacun, pour peu que l’on apprenne à chérir ce qui nous entoure. Difficile à ce stade de ne pas s’exaspérer de la manière dont le film néglige le fait que, si les héroïnes atteignent une telle paix intérieure, c’est que leur position sociale les y prédispose : c’est dans une riche propriété entourée d’une forêt verdoyante qu’Ingrid et Martha écoutent les oiseaux et respirent le grand air. Au fond, cette recherche de l’ataraxie correspond à l’évolution du cinéma d’Almodóvar, dont les films prennent désormais la forme d’objets calmes et lisses, dépourvus de la fougue et des excès d’antan.