Qui est Julieta, l’héroïne du nouveau film de Pedro Almodóvar ? À l’écran, sur l’affiche du film, elles sont deux à l’interpréter : Emma Suárez et Adriana Ugarte. Deux époques, deux faces d’un même personnage, qui se répondent d’un bout à l’autre du film pour raconter la même histoire : celle d’une femme face à son destin, fait de passion, de deuil et de solitude. Un programme très almodovarien, en somme… Depuis le triomphe de Tout sur ma mère, l’ex-héros de la Movida a définitivement acquis aux yeux du public ses galons d’expert ès mélodrames. Une étiquette qui lui colle à la peau depuis, occultant presque sa carrière antérieure à Talons aiguilles (1991, le film qui fait définitivement entrer le réalisateur espagnol dans la cour des auteurs chouchous de la critique et des spectateurs) et créant une forme de malentendu. Si Volver (2006) a pu constituer en quelque sorte l’apogée de la veine tragi-comique et superbement populaire du réalisateur, la suite de sa filmographie a creusé un sillon à la fois plus sombre et plus barré, culminant en un chef‑d’œuvre ultra stylisé d’une éprouvante noirceur, La Piel que Habito (2011) – on oubliera volontairement sa comédie récréative poussive, Les Amants passagers (2013). D’aucuns pointeront cyniquement que le retour annoncé d’Almodóvar aux « portraits de femmes » avec Julieta répond à une baisse accrue et alarmante de la fréquentation de ses films dans les salles. Si la campagne promotionnelle peut paraître un poil opportuniste, le film prend habilement le contrepied de cette attente du public — que celle-ci soit réelle ou fantasmée.
Cinquante nuances d’Almodóvar
Julieta est bel et bien un film de femmes. Mais à l’omniprésence de l’une, doublement incarnée, le cinéaste oppose l’absence des autres, et en premier lieu celle de la fille de Julieta, Antía, disparue subitement de sa vie peu après ses 18 ans, sans explication. Julieta s’est reconstruite, effaçant peu à peu les traces de cette enfant devenue un mystère. Alors qu’elle s’apprête à quitter l’Espagne pour le Portugal avec son compagnon, Julieta croise dans les rues de Madrid l’amie d’enfance de sa fille, qui lui dit l’avoir retrouvée par hasard, près du lac de Côme. Bouleversée par cette nouvelle, Julieta abandonne tous ses projets, retourne vivre dans l’immeuble qu’elle a autrefois occupé avec Antía et entreprend d’écrire à ce fantôme bel et bien vivant toute la vérité sur son passé – de sa rencontre avec Xoan, le père d’Antía, aux tragédies qui ont émaillé leur existence. Point de situation volontairement tragi-comique ici pour se jouer des ressorts dramatiques du scénario (qui adapte trois nouvelles d’Alice Munro, écrivaine canadienne lauréate du Prix Nobel de littérature en 2013). Décidant définitivement de ne plus se cacher derrière l’humour outrancier et provocateur qui a caractérisé la première partie de sa filmographie et émaillé de (plus en plus) loin la seconde, Almodóvar aborde son mélo de front, laissant de côté la distanciation ironique qui était devenue sa marque de fabrique. L’ombre de Douglas Sirk n’a finalement jamais été aussi proche, la flamboyance du maître du mélo trouvant ici un écho dans les expérimentations esthétiques du cinéaste espagnol. Le clinquant habituel de ses images fait désormais place à un mélange de chaleur picturale et de froideur stylistique, quasi clinique – l’expérience de La Piel que Habito a laissé des traces dans la façon dont le réalisateur compose ses plans. Le résultat est splendide, imprégnant le récit de mille nuances, donnant chair et profondeur aux personnages sans jamais sombrer dans un naturalisme de pacotille : la fiction ici, plus que jamais, est reine.
De Julieta quinquagénaire à Julieta trentenaire, dans un sens comme dans l’autre, Almodóvar fait voyager son récit à travers son personnage et ses deux actrices. La fiction chez Almodóvar s’incarne physiquement, et dans le mouvement : au cœur du récit, Almodóvar plonge son héroïne dans un train, dans lequel tout va se jouer. La rencontre avec l’amour de sa vie, la première confrontation avec la mort, le désir et la peur, la douleur et la jouissance… Julieta, prof de littérature antique, aperçoit un cerf par les fenêtres du train ; symbole de fertilité et de virilité, de mort et de renaissance, l’apparition de l’animal prophétise les bouleversements à venir dans la vie de la jeune femme. Loin de toute lourdeur symbolique, la scène est le point d’orgue d’une séquence d’une incroyable intensité. Si Almodóvar convoque Hitchcock tout au long de son film (la dimension sexuelle du train, la blonde et son double qui n’est ici que l’extension d’elle-même, la bonne maléfique par qui le malheur arrive — incarnée ici par Rossy de Palma), l’appropriation des codes du cinéaste relève moins de la citation que d’une sorte de révérence inversée. Almodóvar est fasciné par son héroïne et ses actrices, qui le lui rendent bien : pas de manipulation perverse ici, plutôt une déclaration d’amour aux femmes, encore et toujours. Julieta semble les incarner toutes, et autour d’elle ce ne sont que des femmes (les hommes sont ici accessoires, y compris l’être aimé, totalement désincarné, désexualisé malgré l’impeccable plastique de son interprète).
Toutes les femmes de sa vie
Mais là où ses œuvres précédentes mettaient en avant le groupe, la tribu, la solidarité féminine qui prenait le pas sur la rivalité, le film est construit autour du vide qui entoure l’héroïne. Les femmes autour de Julieta meurent ou disparaissent, la laissant seule face à ses interrogations. Pour chaque personnage féminin, Almodóvar imagine un pendant : la petite Antía et sa meilleure amie Bea, l’amie-rivale Ava et l’épouse morte de Xoan, qu’on ne verra jamais, la mère malade de Julieta et la nouvelle compagne de son père, la vilaine bonne et sa remplaçante rapidement congédiée… Julieta, elle, est seule. Doublement incarnée à l’écran, terriblement seule dans le récit. Julieta est toutes les héroïnes d’Almodóvar, réduites à deux corps distincts, la jeunesse abîmée et la maturité triomphante, que résume à lui seul un plan magnifique d’Adriana Ugarte transformée en Emma Suárez par la magie d’une serviette de bain recouvrant son visage.
D’un récit en trompe‑l’œil dont le dénouement en queue de poisson pourra en agacer certains, Almodóvar signe son film le plus grave, le plus doux aussi. La destination importe moins que le parcours emprunté par Julieta pour y parvenir, peu importe alors le pourquoi (le déni de sa propre homosexualité par Antía est une piste potentielle qui n’intéresse clairement pas le cinéaste) ou le comment. Quand tout est mort autour de soi et que le deuil a fait son travail pour laisser la vie poursuivre son chemin, que reste t‑il du passé ? Des souvenirs ? Julieta à 50 ans n’est pas la même femme qu’à 30 ans et pourtant, les deux corps dialoguent et se répondent. Le miroir que tend l’une à l’autre n’est rien d’autre que le filtre de l’expérience. Ce que Almodóvar met ici en scène, c’est une femme qui parle à ses fantômes pour les apaiser et poursuivre sa route. L’issue, elle, n’a que peu d’importance : Julieta est vivante et libre.