Après la diabolique Mauvaise Éducation et la parenthèse Volver, film du deuil et de la renaissance, Pedro Almodóvar revient sur la Croisette et retrouve la voluptueuse Penélope Cruz pour une déclaration d’amour au cinéma. Point de travestis ou de transsexuels, avec juste ce qu’il faut d’homosexualité et de drogue, ces étreintes de cinéphile retrouvent le sens de l’épure de Parle avec elle tout en développant un scénario complexe où l’image est évidemment centrale. Un film somme qui ne craint pas l’auto-référence pour nous offrir un mélodrame sublime aux élans de film noir.
The Hours
Dans Parle avec elle, quand Marco s’installe dans l’appartement de Benigno, un livre est posé sur la commode près du lit, The Hours de Michael Cunningham, ouvrage où se mêlent miroirs et duplicité, intertextualité et trans-temporalité. Le clin d’œil n’est certainement pas innocent lorsque l’on voit à quel point le cinéma d’Almodóvar se nourrit de ces motifs et opte de plus en plus pour une complexité narrative avec effets de flash-backs et de récits emboîtés. La Mauvaise Éducation était une première tentative de film gigogne, parfois maladroite certes, mais qui arrivait toujours, dans ses multiples sources énonciatives, à retomber sur ses pattes. L’écriture d’Étreintes brisées, beaucoup plus rigoureuse, est aussi nettement plus complexe à mesure qu’elle s’autorise quelques effets d’ouverture sur de possibles non résolutions. Comme le dit Mateo à la fin du film « L’important est de toujours terminer son film, même en aveugle » quitte à se faire balader entre les souvenirs et les révélations ; quitte à démultiplier aussi les sources d’imaginaire, du film dans le film au making of, des vidéos volées aux photos déchirées, des touches d’une machine à écrire qui scandent le drame aux feuilles en braille esthétisées. L’histoire commence donc en 2008. Dans la lignée de La Loi du désir, La Fleur de mon secret ou encore La Mauvaise Éducation, elle met en scène un créateur, double plus ou moins assumé d’Almodóvar. Mateo Blanco (Lluís Homar) était cinéaste avant de perdre la vue et l’actrice qu’il aimait, Lena (Penélope Cruz), dans un tragique accident de voiture. Maintenant, il ne veut exister que par son pseudo d’écrivain et de scénariste, Harry Caine. Il vit entouré de sa directrice de production, Judit (Blanca Portillo) secrètement amoureuse de lui et du fils de cette dernière, Diego (Tamar Novas) avec qui il invente des scenarii de série B. Une nuit, Diego fait une overdose et se retrouve à l’hôpital. Harry le veille et, à la demande du jeune homme, lui raconte le temps où il s’appelait encore Mateo. Entre les anecdotes de tournage sur la comédie Filles et Valises et son amour tragique pour Lena, l’histoire de Mateo prend rapidement l’allure d’un mélo hollywoodien.
La répétition
Le cinéma mis en scène mais aussi l’amour du cinéma sont ainsi au cœur de ce dix-septième film du réalisateur espagnol. Le générique, très court, est déjà une mise en bouche. L’on voit des images d’un écran de contrôle de caméra 35mm, images volées entre deux prises de Penélope Cruz dans une ultime répétition de la scène à jouer. On le sait, Almodóvar aime mettre son cinéma sous influence, rejoignant en cela Brian De Palma. Tout sur ma mère en était le meilleur exemple tant cet hommage aux actrices multipliaient les échos explicites à All about Eve, Opening Night ou Un tramway nommé désir. Étreintes brisées ne déroge pas à la règle, à commencer par son titre, référence à une scène de Voyage en Italie que visionnent à la télé Mateo et Lena comme un omen avant leur fin tragique. Rossellini donc, mais aussi Hitchcock, Powell, Aldrich, Sirk, Minnelli, Hawks, De Palma… Almodóvar nous ouvre une nouvelle fois la fleur de ses secrets et son imaginaire cinématographique. Mais pour la première fois, il se fait aussi auto-référence à plusieurs niveaux, jouant de réminiscences avec la majeure partie de sa filmographie et allant jusqu’à mettre en scène un remake assumé de Femmes au bord de la crise de nerfs.
Œuvre somme où défilent dans l’ombre des visages connus (comme Rossi De Palma), Étreintes brisées semble avoir fait de la répétition son moteur esthétique. Répéter pour continuer à faire vivre (Volver) derrière le mot fin. Répéter pour que la force évocatrice des images ne se consume pas. Un coussin réajusté (celui qui cachait l’arme du crime), des talons hauts de pacotille et voilà que l’on rejoue Talons aiguilles. Un réalisateur harcelé par un jeune homme qui cherche, sous un faux nom, à tourner le scénario qu’il a écrit (pour tuer symboliquement son père) suffisent à invoquer La Mauvaise Éducation. Sans parler de ce réalisateur aveugle qui comme Leo, l’autrice de romans à l’eau de rose, cherche à trouver un nouveau départ littéraire en changeant de nom. Répéter donc, quitte à dénaturer l’original et les pères spirituels en se rapprochant du réel le plus prosaïque. Car dans Étreintes brisées, contrairement à Parle avec elle, les comas d’overdose ne durent que six heures.
Dans cette ronde des images et des souvenirs que l’on déchire, telles les photos du passé reconstituées par Diego, les défuntes adorées peuvent ressusciter grâce à ces effets de reprise. Le dernier chant d’amour de Mateo à son actrice se fera par l’entremise d’un remontage de Filles et Valises juste après une étreinte aveugle avec le corps de Lena projeté par un écran vidéo. De la même manière, quand Hernesto, le producteur et amant de Lena, demande à son fils de filmer cette dernière sur le plateau, c’est pour mieux répéter chaque soir la journée de Lena qui se détache de lui. Seul face à ces images muettes, une femme rejouant les dialogues en lisant sur les lèvres, Hernesto est le premier témoin impuissant d’une histoire d’amour qui s’éteint. Comme dans Blow-Up, l’image prend alors toutes ces vertus impressionnantes et révélatrices… Jusqu’au jour où Hernesto se fait surprendre par Lena lors de ces projections privées. « Fais le point » dit-elle, en entrant dans le salon. Et la voilà qui rejoue elle-même la scène échangée avec Mateo quelques heures plus tôt. L’un des plus beaux morceaux du film.
Prenez garde à la Sainte Putain
Cinéma en constante auto-réflexion et continuellement accaparé par les caméras, les objectifs « reflex » ou les appareils de radiographies, Étreintes brisées invite aussi à « prendre garde à la Sainte Putain ». Mais si pour Fassbinder, la Putain en question n’est que le cinéma montré en work in (no) progress, pour Almodóvar cela pourrait être avant tout le personnage incarné par Penélope Cruz. D’abord présentée comme une secrétaire de classe moyenne, il lui donne rapidement des fantasmes de « belles de jour » avant de la figer en égérie d’un réalisateur. Femme au bord d’un trio amoureux, elle convoque alors un imaginaire multiple, moins femme fatale que victime de la fatalité avec ses faux airs d’Audrey Hepburn qui aurait puisé quelques secrets magnifiques (et il y en a beaucoup) chez Douglas Sirk. Almodóvar rend clairement hommage à son actrice et lui offre une partition plus subtile et nuancée que dans Volver. Il nous la donne plus que jamais comme objet de regard et de désirs, à l’image de cette scène très déstabilisante où elle se fait prendre en photo par Mateo pendant les essais coiffure. Tels ces miroirs qui multipliaient l’étreinte entre Victoria Abril et Antonio Banderas dans Attache-moi, Penélope Cruz voit converger vers elle le polaroid de Mateo, la caméra vidéo de Ray X, le regard plein de jalousie de Judit avant de mettre deux boucles d’oreille en forme de pupilles.
Mais Almodóvar n’est pas à un paradoxe prêt et il nous offre un 8 1/2 tronqué car quelque peu handicapé avec un protagoniste principal privé de la vue. Ultime ironie (ses « doubles » cinématographiques sont principalement des auteurs de série B ou de littérature Harlequin) ou expression d’une angoisse qui traverse tout cinéaste ? Quoi qu’il en soit, s’il se risque à l’écran noir pendant quelques secondes pour nous faire « voir » la cécité de Mateo, Almodóvar n’en a pas pour autant perdu son goût pour les panoramiques esthétiques ou pour les images percutantes comme ces deux mains cadrées en plan rapprochés qui caressent un écran vidéo, la plongée sur les photos déchirées ou encore le ballet des radiographies révélant l’intimité de Lena au rythme de la très belle partition de Alberto Iglesias.
Ce n’est pas du sang, c’est du rouge
À l’image de l’affiche du film qui s’est déclinée dans la capitale en réminiscences de Warhol, Étreintes brisées joue sur une colorimétrie très particulière entre teintes légères et contrastes forts. D’un côté des couleurs pastel, le vert, le bleu qui rappellent le Technicolor. De l’autre un contraste entre le noir et le rouge, couleur emblématique du cinéma d’Almodóvar. Le plan le plus révélateur est sans doute celui où la voiture rouge de Mateo Blanco (sic) et de Lena traverse un champ noir. De la même manière, il suffira en dépit de toute crédibilité que Penélope Cruz porte un tailleur rouge au moment où elle tombe dans l’escalier pour évoquer le sang sans le montrer. L’harmonie de la photographie rejoint l’équilibre scénaristique entre différentes tonalités. Là où Volver peinait à lier drame, intrigue policière (le meurtre du mari) et burlesque, Étreintes brisées combine avec grâce et évidence mélo, thriller et comédie pure (on pense notamment à la scène où Mateo écrit un scénario sur les vampires ou aux extraits du film dans le film Filles et Valises). Et par bien des aspects cette déclaration d’amour au cinéma se rapproche de la pureté esthétique de Parle avec elle qui, à chaque plan, débarrassé de tout excès baroque, parvenait à trouver la note juste dans l’ultime subversion.