Juste avant d’opérer l’œsophage de Salvador, un chirurgien lui demande si son prochain film sera plutôt une comédie ou un drame. Le réalisateur, allongé sur la table d’hôpital, répond « On ne le sait que… » avant de s’endormir sous l’effet de l’anesthésie. Comme ce secret de polichinelle en forme de devinette, tout le film repose sur l’ambiguïté d’une autobiographie qui se refuse ou temporise en permanence son dévoilement. La dernière scène, que nous ne révèlerons pas, propose ainsi un ultime pied de nez qui prouve que Douleur et gloire travaille avant tout la création elle-même.
Dans la courte scène d’ouverture, un travelling se déplace au fond d’une piscine pour révéler une cicatrice qui parcourt toute la colonne vertébrale de Salvador. En écho à ces premières images, le corps du réalisateur se trouve, dans la suite de l’intrigue, quadrillé par les lignes rouges d’un scanner. Ces plans ont valeur de programme et annoncent un film fait de coutures et d’éléments brodés qui viennent mettre en exergue la plaie autant qu’ils ne la dissimulent. De là vient l’aspect parfois disparate du film qui juxtapose les époques et les lieux et introduit de brusques ruptures de ton. Comme pour une tapisserie, on n’en saisit la logique qu’une fois l’ouvrage terminé, en prenant du recul pour l’admirer dans sa totalité (à l’image du travelling arrière de la dernière scène). Ainsi, à chaque fois que Salvador s’apprête à se dévoiler, on découvre qu’il parle davantage de sa création que de lui-même : les flashbacks sur son enfance n’en sont en réalité pas, quand le récit de son amour de jeunesse passe par un monologue récité par un comédien sur une scène de théâtre devant une toile blanche. Le seul véritable retour en arrière, dans lequel Salvador prend soin de sa mère âgée, révèle par une boutade le sens de toute l’entreprise : dans un moment d’intimité poignant où elle évoque sa mort, la vieille dame lance à son fils « je ne veux pas que tu le mettes dans ton film ».
Dans cet entrelacs, Almodóvar a recours à deux rosebud significatifs : un œuf en bois que la mère de Salvador utilisait pour repriser les chaussettes, qui assimile une nouvelle fois le travail du cinéaste à celui d’un couturier, puis une peinture réalisée par un ouvrier analphabète à qui le réalisateur a appris à lire durant son enfance. Autre preuve que, pour cette figure centrale, l’accès au souvenir passe par la représentation artistique. Le retour de deux personnages qui surgissent du passé de Salvador s’avère d’ailleurs intrinsèquement lié à deux de ses œuvres : d’abord la restauration et la ressortie d’un de ses films pour Alberto, un comédien à qui il n’a plus parlé depuis trente-deux ans, puis une pièce de théâtre en monologue que Salvador a écrit et à laquelle Federico, un de ses anciens amants, assiste par hasard.
Tout Almodóvar
Bien sûr, le rapprochement entre Salvador et Pedro Almodóvar lui-même fonctionne sur plusieurs niveaux. Antonio Banderas est coiffé et habillé comme le réalisateur espagnol, tandis que l’appartement central du film constitue une réplique de celui d’Almodóvar et que les noms des fichiers que l’on découvre sur l’ordinateur de Salvador sonnent aussi comme certains titres de ses films. Il n’en demeure pas moins que le film, sous ses atours autobiographiques, offre en réalité un précis du cinéma de son auteur. Chacun des éléments constitutifs de Douleur et gloire participe d’une synthèse de la filmographie d’Almodóvar, faisant du film une œuvre qui contiendrait toutes les autres.