Trois ans après Femmes au bord de la crise de nerfs, c’est avec un mélo teinté de thriller qu’Almodóvar acquiert une reconnaissance internationale. Récompensé par le César du meilleur film étranger, Talons aiguilles rompt, en effet, avec les œuvres de la Movida tout en installant l’essence des films à venir : des portraits de femmes, un sens plus poussé de l’esthétique, un goût pour le mélange des genres (dans tous les sens du terme) et toujours de la transgression !
Revoir Talons aiguilles à la lueur de Julieta témoigne d’une constante dans l’œuvre d’Almodóvar : les femmes sont rarement des mères ou des filles modèles. Tout est souvent question d’un lien filial corrompu qu’il s’agit de régénérer dans un processus proche du travail de deuil (Volver en sera le meilleur exemple). Dans Talons aiguilles, Rebeca, une présentatrice télé, voit revenir à Madrid sa mère Vicky, chanteuse star qui a tout sacrifié pour sa carrière, quintessence de la femme telle que peuvent la fantasmer les homos, diva et glamour jusqu’au bout des talons. Elle a d’ailleurs un double, Letal, transformiste qui l’incarne chaque soir dans un cabaret gay et avec qui Rebeca entretient une passion secrète, moyen de vivre par procuration la relation mère-fille qu’elle idéalise. Le meurtre de Manuel, le mari de Rebeca, remet tout à plat et oblige les deux femmes à la confrontation directe, elles qui étaient jusque-là habituées à communiquer via des objets médiateurs, écrans de télé et autres postes de radio.
Actrices
Des femmes qui jouent. Des hommes qui jouent et se transforment en femmes. Des personnes qui veulent être mères. La dédicace de Tout sur ma mère aurait déjà très bien pu s’appliquer à Talons aiguilles, film où les actrices occupent une place centrale. Pour incarner le duo principal, Almodóvar fait appel à Victoria Abril – qu’il avait déjà dirigée dans le précédent (et très réjouissant) Attache-moi ! – et à Marisa Paredes, nouvelle venue dans la famille du réalisateur et à qui il continuera d’offrir des rôles de toute beauté. De son côté, le chanteur Miguel Bosé vient brouiller les pistes narratives et sexuelles dans un double-rôle qui n’est pas sans rappeler le Gael García Bernal de La Mauvaise Éducation. Il devient, au passage, l’un des premiers travestis emblématiques du cinéma d’Almodóvar. Difficile aussi de ne pas évoquer Luz Casal qui prête sa voix à deux chansons qui ont grandement participé à la popularité du film.
Question de genres
Avec Talons aiguilles, Almodóvar l’autodidacte quitte le chaos de la rue et entame une révolution esthétique qui fait résonner son œuvre avec un hors champ beaucoup plus cinéphilique. Sans rien perdre de sa transgression (on y voit quand même une gamine commanditer le meurtre de l’amant de sa mère), sa caméra paraît beaucoup plus maîtrisée dans des plans parfaitement construits où le rouge domine. Almodóvar cite ouvertement Carlos Saura et Bergman. Il revendique son inscription dans des familles de réalisateurs comme Douglas Sirk pour le mélo et Alfred Hitchcock pour le thriller. Il se risque même à une séquence héritée de la comédie musicale hollywoodienne (plan grue à la clé) avec ce numéro carcéral mené par Bibi Andersen, transsexuelle déjà aperçue dans La Loi du désir. Parallèlement, il commence aussi à expérimenter des procédés scénaristiques que l’on retrouvera dans les prochains films comme ces allers-retours temporels qui explicitent le passé des personnages.
Par cette nouvelle rigueur esthétique, Almodóvar suit le cheminement d’autres cinéastes de la transgression comme Fassbinder qui, après avoir expérimenté des formes plus underground, ont trouvé dans le film de genre en général et dans le mélo en particulier, l’écrin idéal pour faire éclater leur imaginaire. Ou comment « normaliser » la marginalité grâce à des formes classiques et beaucoup plus lisibles par le grand public.
Film-mère
Tout ne fonctionne pas encore complètement dans Talons aiguilles. Mis à plat, le scénario peut paraître rocambolesque (mais c’est souvent la marque de fabrique du réalisateur), usant et abusant des ressorts mélodramatiques que l’on croirait sortis d’une rubrique de faits divers. Le parti pris est clairement assumé. Almodóvar n’hésite pas à grossir les effets (gros plans mélodramatiques sur les héroïnes, ralentis sur des larmes qui coulent) mais le jeu contant entre premier degré et distanciation ironique est parfois un peu bancal. Malgré quelques belles scènes entre Marisa Paredes et Victoria Abril, les personnages manquent aussi un peu d’incarnation et semblent avant tout utilisés pour leur fonction dramatique. Face à des réussites comme Tout sur ma mère et Parle avec elle où Almodóvar saura trouver les justes équilibres, Talons aiguilles a aujourd’hui quelque chose du « film-mère » encore un peu embryonnaire. Il n’en reste pas moins qu’il comporte son lot de répliques hilarantes et de scènes cultes. Et rien que pour la séquence jubilatoire et politiquement incorrecte où Victoria Abril prend du bon temps avec Miguel Bosé en travesti, on pardonne au film bon nombre de ses imperfections.