Mektoub My Love : Canto Uno, comme nous l’évoquions ici, présente une inflexion dans le regard de Kechiche, regard qui jusqu’ici butait sur un nœud dont il faut retracer la généalogie pour pleinement comprendre le renversement opéré par ce nouveau film. Serge Daney disait, dans une maxime reprise jusqu’à l’usure, que le cinéma promettait le monde et non la société (et plus encore, ce qui présente un intérêt pour un film comme L’Esquive : « Le théâtre c’est la société ; le cinéma, le monde »). Jusqu’ici Kechiche opposait lui aussi encore les deux dans une logique d’antagonisme où le monde (l’expérience du sensible, le vertige amoureux, la fraternité d’un clan ou l’amitié d’un groupe) se voyait, de manière presque systématique, rattrapé par la société (la police, l’école, les élites, le machisme, le racisme, les disparités de classe). Il suffit de revoir la fin de La Faute à Voltaire, son premier film, pour s’en convaincre : après vingt minutes mettant en scène la plénitude amoureuse de Fallel (Sami Bouajila) et Lucie (Élodie Bouchez), la farandole de moments de bonheurs, le plus souvent filmés en gros plans, se voyait rompue par un plan large, fixe et long (soit trois modalités de plans plus rares dans le cinéma de Kechiche) où Fallel s’engouffrait dans une bouche de métro pour en ressortir menotté par des policiers, avant d’être ramené à un avion le rapatriant vers sa Tunisie natale. La rupture de ton, redoublée symboliquement dans le plan (le détail pèse lourd : la station de métro en question est celle de Nation) s’affirmait surtout a posteriori comme le premier exemple d’une série de scènes reconduisant toujours ce dualisme. Ainsi dans L’Esquive, l’intervention de la BAC venait rappeler en plein milieu du suspense sentimental de l’intrigue (Lydia va-t-elle dire oui ou non à Krimo, qui souhaite sortir avec elle ?) la classe sociale des protagonistes et le préjugé racial, en écho à la pièce de Marivaud jouée par les élèves dans le film, Le Jeu de l’amour et du hasard. Car comme le soulignait la professeure de français, certes dynamique mais qui finissait par révéler la part paternaliste et involontairement humiliante de son rapport à la classe, « on n’échappe pas, y compris dans l’amour, à sa condition ».
Une scène, toutefois, venait enrayer le temps de quelques courtes secondes cette logique de ravalement : lorsque Krimo tente laborieusement de répéter ladite pièce de Marivaux avec Lydia, dans le seul but de passer un moment en tête-à-tête avec la jeune fille, cette dernière, pour l’aider à mieux investir son personnage, lui conseille de fixer un arbre en s’imaginant contempler un lustre. Le jeune homme s’exécute, et voilà que la caméra s’élève pour se mettre à la hauteur de ce regard, et qu’un sourire affleure discrètement sur le visage du garçon qui soudainement, happé par l’expérience d’un temps suspendu consacré à la pleine observation, s’évade de la situation, à tel point que la jeune fille doit lui sommer de revenir à la scène, soit au simulacre de la séduction (qui en recouvre une autre, bien réelle).
Un point centrifuge
Cette scène, aussi courte soit-elle, augurait la première grande évolution du cinéma de Kechiche, qui s’est ensuite attelé, au cœur de son aspiration romanesque mâtinée d’ancrage social, à l’observation de la dynamique d’un regard tantôt hypnotisé, tantôt ouvertement vampirique. Si la fameuse séquence de la danse du ventre de La Graine et le mulet constitue dans cette perspective une extension de la scène de l’arbre de L’Esquive, Vénus noire reconduit de son côté la logique régissant la longue performance scénique du film précédent à l’échelle d’un long-métrage entier. Mal aimé, Vénus noire gagne pourtant à être revu, en dépit de sa brutalité d’approche et de son caractère répétitif, qui est aussi la marque de son obstination et dans laquelle beaucoup ont décelé la trace d’une violence reconduite par le regard même de Kechiche, soupçonné d’infliger une leçon à des spectateurs condamnés à occuper une position de voyeur. Ce que filme Kechiche n’est pourtant que la suite logique de la danse du ventre de La Graine et le mulet, mais sans l’effet extatique de la transe, donc avec des contours moins aimables. Il est d’ailleurs en cela parfaitement logique que le film explore moins l’horizon de la dépense que celui du poids du regard que l’on supporte. Saartjie Baartman, contrairement aux autres héroïnes de son cinéma, passe d’ailleurs moins son temps à manger qu’à boire pour supporter sa tragique existence, tandis que le film s’achève ici non pas sur un corps en mouvement (un ventre qui se trémousse) mais sur une silhouette, immobile et rigide, recouverte d’un drap : ce corps-là a définitivement été usé par le regard des autres, il n’y a plus rien à voir. Dommage que le film soit par ailleurs quelque peu unidimensionnel, mais le soupçon moral qui pèse sur lui (voir l’article de Mathieu Macheret, qui pose la question de la pornographie latente du rapport au spectaculaire de Kechiche) mérite d’être questionné à la lumière de Mektoub… qui, au fond, partage de nombreux points communs avec le mode opératoire de Vénus noire (une suite de longues séquences organisée autour de la circulation de regards) tout en constituant dans même temps, au-delà de sa lumière solaire et de la joie qui le préside, son parfait envers.
L’embardée
Car le grand changement observable entre le Kechiche de La Graine…/Vénus Noire et celui de Mektoub... se joue là : le regard ne s’organise plus de manière centrifuge autour d’un point (le nombril de la danseuse, le corps hors norme de Baartman) mais dans une perspective de va-et-vient où l’œil, tout en regardant avec appétit, se voit également habité par la lumière, la sensualité d’un corps, la beauté d’un paysage. Le regard n’enserre plus, il enveloppe l’être et le monde dans un rapport de véritable interaction où les frontières de l’échange ne sont plus aussi strictement définies autour de seuls champs/contrechamps reconduisant une altérité. La séquence de la brebis est en cela l’incarnation parfaite de cette mutation : la mise à bas n’est pas seulement un spectacle – magnifique – que l’on observe religieusement, c’est un événement qui nous cueille, à l’image de ce moment où la caméra suit l’embardée de la brebis, sur le point de donner naissance à un second agneau, et qu’apparaît alors dans le champ l’objet du regard (l’animal) et celui qui l’observe (Amin), immobile et surpris par ce rebondissement. C’est avec ce petit saut, inattendu et en même temps bouleversant, que le cinéma de Kechiche donne accès pour la première fois de manière éclatante à un accès au monde, plein et complet, où le ravissement de la beauté se libère du carcan sociologique qui gouvernait jusqu’ici ses autres films, avec comme acmé La Vie d’Adèle et son récit qui reconduisait dans sa structure même le dualisme entre l’accès au monde/le ravalement par la société. Débarrassé de cette mécanique, Kechiche atteint enfin les sommets qui longtemps lui ont été promis. En cela, Mektoub… rappelle qu’il faut souvent du temps, et parfois même un petit saut, pour qu’un cinéaste, aussi talentueux soit-il, travaille sa méthode, son beau « problème », pour trouver le chemin le plus à même d’explorer le territoire qui dès le départ s’ouvrait devant lui.