Fin 2012, Christopher McQuarrie signait Jack Reacher, une série B à l’anachronisme bienvenu dans un paysage numérisé où les lettres Hollywood ne s’étalent désormais plus que sur fond vert. Sombre, sec, mais parfois désopilant, le film participait de l’effort de restauration de Tom Cruise comme action hero, dans un contexte industriel acquis à la disparition progressive de ce reliquat des eighties, dont l’acteur américain fut l’un des prototypes dès Top Gun. Jack Reacher creusait ainsi une voie intermédiaire de celles entre lesquelles Cruise partage sa persona depuis quelques années : la veine parodique (Tonnerre sous les Tropiques, Night and Day, Rock Forever) et le commentaire théorique (Oblivion et surtout Edge of Tomorrow). Cinquième épisode trépidant d’une franchise initiée il y a 19 ans, Rogue Nation, à la suite de Protocole fantôme, synthétise ces deux options avec un certain brio, en offrant à Tom Cruise une nouvelle chance de sceller son emprise sur l’imaginaire collectif. Que veut encore ce corps ? La réponse peut tenir à un simple constat : il nous regarde vieillir autant que nous le regardons rajeunir, du haut de son aberrante longévité, à l’aune de laquelle se raconte l’histoire du cinéma américain contemporain.
L’espion qui en savait trop
De l’intrigue, emberlificotée au possible, il ne faut retenir qu’une chose : l’Impossible Mission Force est dissoute et Ethan Hunt (Cruise) entre dans la clandestinité pour traquer, de Londres à La Havane, en passant par Vienne et Casablanca, une organisation secrète formée d’agents tenus pour morts. On aura à juste titre l’impression de lire le script paranoïaque du précédent Mission : Impossible ou du prochain James Bond, et les circonvolutions du récit sont avant tout à mettre sur le compte d’une déformation professionnelle : avant de passer derrière la caméra, McQuarrie fut l’auteur de Usual Suspects, inaugurant un engouement momentané des studios pour les twists et autres retournements de situation. Ici, les dialogues ne sont que le liminaire de l’action à venir, à laquelle ils s’efforcent de donner un peu de sens, à grands renforts d’explications bavardes et souvent superflues. Une séquence fait cependant exception, faisant de la parole l’instrument à part entière d’un jeu de dupes magistralement orchestré par l’espion-illusionniste. À ce moment précis, le scénariste un peu vain rencontre un cinéaste de genre en pleine possession de ses moyens.
Mais McQuarrie évite la plupart du temps l’écueil du troisième épisode, dans lequel J.J. Abrams, encore pétri d’une culture télévisuelle indexée à la seule valeur de l’écriture, abordait son matériau comme un épisode à gros budget d’Alias, la série dont il fut le show-runner. Rogue Nation tourne à plein régime lorsqu’il s’en remet au strict langage de la mise en scène et à la gestique de ses acteurs, dans une succession de morceaux de bravoures qui s’enchaînent comme autant de numéros de prestidigitation. C’est à l’Opéra de Vienne que la sophistication de McQuarrie atteint un sommet tout à fait inattendu, dans un dialogue facétieux avec le film matriciel de Brian De Palma et, à travers lui, avec le Hitchcock de L’Homme qui en savait trop. On aimerait feuilleter le story-board de cette séquence que le montage articule méticuleusement autour d’un aria de Puccini. Chaque protagoniste y est le deus ex machina d’un drame se jouant en coulisses, parallèlement à une représentation de Turandot, où artifices de machinerie et instruments à vent servent un dessein tout sauf musical.
C’est d’ailleurs par le biais d’une platine et d’un vinyle (du jazz, cette fois-ci) qu’Ethan Hunt est informé de sa mission initiale. Détail parfaitement anecdotique si cette sémiotique résolument vintage ne s’inscrivait dans un programme qui dépasse le simple snobisme. Ce cinéma « analogique » perpétue avec bonheur une idée presque désuète du grand spectacle, tel qu’il se concevait encore dans les années 90, avant son hybridation définitive avec le numérique (à cet égard, la présence au générique d’Alec Baldwin, vestige de cette époque, n’est pas fortuite). Ici, la technologie n’est que le supplétif de l’être humain, celui-ci finissant d’ailleurs par s’y substituer dans un subterfuge qui voit la mémoire vive d’un personnage prendre littéralement la place d’un disque dur. S’il y a du Houdini chez Ethan Hunt, alors Tom Cruise est le « Dorian Gray des films d’action », selon l’expression d’Anthony Lane du New Yorker. Son visage aux traits immarcescibles, son charisme surnaturel et sa physicalité stupéfiante pour un homme de son âge font de lui l’effet spécial le plus probant de ces 30 dernières années. Le fringant quinquagénaire effectuerait toutes ses cascades sans doublure, martèle la campagne promotionnelle. Vrai ou non, il n’en reste pas moins que l’énergie cinétique produite par ce corps tout à la dépense de lui-même se consume à l’écran dans une mystique de star à l’ancienne dont Cruise reste aujourd’hui l’ultime dépositaire.
Une langueur d’avance
Loin d’égaler la puissance visionnaire de Mad Max : Fury Road – l’ambition d’entertainer de McQuarrie se rabat sur des enjeux formels plus modestes –, Rogue Nation présente néanmoins avec le récent opus magnum de George Miller quelques affinités électives. Outre une conception du blockbuster aux antipodes des productions Marvel, les deux films sont travaillés de manière obsessionnelle par les motifs du burlesque et du muet. C’est ici vrai du comique keatonien qui agite Tom Cruise, dont la mine ahurie est aussi celle du magicien pris à ses propres tours par une assistante plus habile que lui. Il faut dire qu’en Rebecca Ferguson, il a peut-être retrouvé l’alter ego féminin qu’il avait perdu avec Nicole Kidman. Aux avant-postes de l’action, d’où elle use de son regard comme d’une arme de précision, Ilsa Faust n’a rien du faire-valoir auquel le personnage d’Emily Blunt se réduisait encore dans Edge of Tomorrow. Comme Charlize Theron, qui traînait Tom Hardy dans le sillage de Fury Road, c’est après elle que court Cruise d’un plan à l’autre, cherchant à comprendre ce qu’elle a déjà élucidé. Leur aventure terminée, son mystère ne s’est pas dissipé.