Après avoir réalisé une importante œuvre documentaire, Sergei Loznitsa fait une entrée fracassante dans l’univers de la fiction avec My Joy, film de fiction donc, sélectionné en compétition officielle à Cannes en 2010 de surcroît, mais aussi véritable machine à collecter des histoires. Le film est aussi passionnant dans sa volonté d’épuiser la potentialité des récits qui font le monde, qu’éprouvant dans son nihilisme.
La scène qui ouvre My Joy, un macchabée jeté dans une fosse, recouvert de béton et de terre, donne le ton du film. Des tenants et des aboutissants de la scène, on ne saura rien puisque le film tire quelques minutes plus tard le fil d’un récit qui paraît complètement étranger à cette ouverture. Elle ne semble là que pour bousculer très tôt le spectateur et lui souffler que le film n’avancera que par une structure narrative complexe, faite de digressions et de ruptures franches. Qu’il ne pourra, en somme, jamais se reposer dans le confort d’un récit bien installé.
Une fois passée cette énigme qui lance My Joy, le chemin semble pourtant des plus linéaires. Sur le principe du road-movie, nous embarquons dans le camion de Georgy, personnage de peu de mots, sur une route de la campagne russe. Des rencontres surgissent peu à peu sur son trajet, des apparitions comme dans un conte qui semblent n’arriver dans le film que pour inquiéter le récit : un vieil homme se retrouve tout d’un coup assis sur le siège passager, une très jeune prostituée sort d’un bois et s’entiche de notre héros, des flics louches l’arrêtent… Loznitsa crée avec ces rencontres un étrange climat de tension, chacune pouvant faire basculer assez soudainement le film. D’ailleurs, un peu à sa convenance, Loznitsa suspend par touche son récit pour abandonner son personnage et, tel un démiurge, poser son regard sur un autre fragment du monde. Le film s’attarde ainsi sur la discussion de deux prostituées, un inattendu et étrange flash-back met entre parenthèses le défilement du paysage, un fou surgit dans l’image puis s’enfonce dans la forêt. Pourtant Georgy se débarrassera de chacun, de leur histoire et continuera sa route.
Il faudra la rencontre d’un bizarre trio de voleurs pour que le film finisse par réaliser ce qui était en latence et s’enfonce dans une sorte de folie assez sereine où spectateur, personnage et récit se rejoignent dans la perte des repères. Le film déploie à ce moment là une perverse complexité : s’entrelacent ellipses, flash-back et réminiscences. Loznitsa explique avoir voulu trouver une forme qui lui permettait d’agglomérer des histoires, celles qu’il avait collectées aux confins de la Russie à travers son travail de documentariste, celles de la vie de ces hommes hagards rencontrés parfois furtivement sur le bord d’une route. Il y a dans My Joy cette belle réflexivité sur le cinéma, le film pouvant être vu comme le manifeste d’un cinéma conçu en art de transmission des récits populaires, fait pour collecter les histoires des silencieux et les transfigurer en légendes. La grande force du film réside dans ce projet et sa structure d’agrégation des récits, une forme qui n’appartient qu’à lui, quelque chose de l’ordre d’une réorganisation mentale et associative. Bien sûr le danger de My Joy est d’être un film à la frontière de l’expérimentation, où il faut souvent lutter pour rester à bord. Et contrairement aux structures les plus sibyllines de Tarkovski, Lynch ou Weerasethakul qui envoûtent autant qu’elles peuvent se dérober, My Joy porte un regard peut-être trop peu empathique sur le monde, trop sombre pour qu’on s’y délasse totalement. La croyance dans l’art de raconter ne permet ici aucun retour réconciliateur à la réalité.
La fin du film de Loznitsa est ainsi à la fois extraordinaire de perversité dans sa manière de boucler un trajet qui n’était qu’un surplace et agaçante parce qu’elle ne laisse aucune porte de sortie, ni aux personnages, ni au spectateur. Le film, formellement virtuose par moments, tout comme la jeune production russe de ces derniers temps (Le Dernier Voyage de Tanya, Soldat de papier), asphyxiera ou impressionnera.